Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/170

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


IV

Guyau a déjà dirigé contre la religion humanitaire des critiques qui nous paraissent capitales. Il examine l’idée du « genre humain » au double point de vue de la causalité et de la finalité, et il trouve qu’elle ne satisfait pleinement aucun de ces deux grands besoins de l’esprit. Au point de vue des causes, dit-il, « l’Humanité est un simple chaînon dans la série des phénomènes. » Elle est un point perdu dans l’espace, un point perdu dans le temps. Si Guyau eût connu la théorie nouvelle qui attribue à l’Humanité, tout au moins à la société une véritable « transcendance, » il eût sans doute refusé d’admettre qu’un chaînon de la série universelle puisse être « transcendant » par rapport à un autre chaînon, également attaché à cette chaîne et en faisant partie. Au point de vue de la finalité, l’Humanité, selon Guyau, constitue une fin inexacte pratiquement et insuffisante théoriquement. Elle est pratiquement inexacte parce que « la presque totalité de nos actions se rapportent à tel ou tel petit groupe humain, non à l’humanité tout entière. » C’est d’ailleurs ce que reconnaissent aujourd’hui les néo-positivistes, qui parlent seulement de « la société » et qui, quand on les presse, finissent par parler de « telle société, » comme la société française ou allemande. L’Humanité, ajoute Guyau, est une fin théoriquement insuffisante, parce qu’elle nous apparaît comme peu de chose dans le grand Tout. « Elle constitue un idéal borné, et en somme, à regarder de haut, il est aussi vain de voir une race se prendre elle-même pour fin suprême qu’un individu. On ne contemple pas éternellement son propre nombril, et surtout on ne l’adore pas[1]. » Guyau ajoute une remarque profonde. « On ne peut pas espérer former une religion en alliant simplement la science positive et le sentiment aveugle. » C’est là, en effet, la contradiction intime qui travaille le positivisme. D’une part, il a le culte de la science positive, qui résout toutes choses y compris l’Humanité ou les sociétés humaines en faits observables et en lois, et qui, par cette analyse, leur enlève tout caractère sacré. D’autre part, le positivisme veut que nous conservions une sorte de sentiment

  1. L’Irréligion de l’avenir, étude sociologique, p. 315.