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aveugle qui nous pousse à adorer le genre humain comme une réalité transcendante, inexplicable, irréductible au déterminisme des faits et des lois, au mécanisme universel de la Nature. Mais ce positivisme et ce mysticisme s’excluent. Quand vous aurez décomposé une montre en ses rouages et expliqué par la mécanique le mouvement de l’aiguille, il ne vous viendra jamais à l’idée d’adorer l’aiguille indicatrice et bienfaisante. Guyau était de ceux qui croient à la force des idées pour dissoudre comme pour construire. Un sentiment qui cesse d’être aveugle pour se rendre compte à lui-même de ses propres raisons subsistera si ces raisons lui apparaissent comme vraies et bonnes, mais il se dissoudra si elles lui apparaissent comme illégitimes et illusoires. Il faut donc justifier le culte du genre humain, si on veut que le sentiment instinctif qui l’anime ne disparaisse pas devant la « science positive. » Auguste Comte, remarque Guyau, semble croire que nous aurons toujours besoin d’adresser un culte au moins à une personnification imaginaire de l’Humanité, à un Grand Être, à un Grand Fétiche ; ce serait faire du fétichisme une sorte de catégorie d’un nouveau genre, s’imposant à l’esprit humain comme les catégories kantiennes. Le fétichisme ne s’est jamais imposé à nous de cette manière. Au point de vue intellectuel, il s’appuie sur des raisonnemens dont on peut démontrer la fausseté ; au point de vue sensible, sur des sentimens déviés de leur direction normale et qu’on peut y ramener. Si parfois l’amour s’adresse à des personnifications, à des fétiches, c’est seulement à défaut de personnes réelles, d’individus vivans : — telle nous semble être, en sa plus simple formule, la loi qui amènera graduellement la disparition de tout culte fétichiste[1]. » Aussi bien les néo-positivistes sont-ils loin de vouloir prêcher un tel culte ; ils s’efforcent, comme nous l’avons vu, de nous montrer dans la société une « réalité » expérimentale qui nous dépasse expérimentalement. Mais ils ne réussiront pas, selon nous, à faire de la société un être réel, surtout un être conscient, distinct expérimentalement des personnes et consciences personnelles qui la composent. Dès lors notre sentiment de respect et d’amour va, derrière la personnification de la société, aux personnes vivantes et conscientes qui la forment, ou aux grandes idées

  1. L’Irréligion de l’avenir, p. 315.