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ces personnages d’extase qu’a représentés l’Angelico. Fils de pauvres gens et Breton du Morbihan, il était né dans l’Ile aux Moines, cette terre de désolation que balayent sans trêve les tourmentes, qu’emplit de ses hurlemens la voix de l’Atlantique, que lèchent, mordent et rongent les courans de jaunâtres écumes, flux et reflux de la Mer Sauvage. Toutes les femmes y sont vêtues de noir ; toutes y portent le deuil de quelque bien-aimé...

Sa mère, veuve d’un capitaine au long cours, âme fervente, même en ces pays des ferveurs catholiques, avait nourri l’ambition d’offrir au séminaire le dernier né de ses cinq enfans, d’en faire un « recteur » de paroisse. Aussi avait-elle imprégné de foi chrétienne, voire de superstitions celtiques, l’intelligence de son gars préféré, son cher petit Marcel. « Chaque soir, au bruissement de la vague, me confia plus tard mon ami, la Corentine me racontait de terrifiantes histoires : saint Renatus ressuscitant d’entre les morts pour recevoir le baptême, ou saint Cornéli changeant en granits une cohorte de légionnaires païens. » Lui-même avait longtemps cru à tous les vieux contes, épouvantes du populaire : les trépassés qui apparaissent et implorent des messes ; le Chien rampant qu’on entrevoit rôder autour d’une maison d’agonie ; les sorcières qui se transforment en corneilles, puis s’envolent vers la brande où elles s’abandonnent au grand Bouc des sabbats. Mais « l’Esprit souffle comme il veut souffler, » et le musicien Lautrem avait suivi une autre vocation. Venu à Paris, il était entré au Conservatoire, pour en sortir premier prix de Rome...


A la Villa Médicis, ce Breton bretonnant avait déplu. Nos pensionnaires le trouvaient d’humeur fantasque, peu sociable, concentré en soi-même, trop misanthrope, se faisant vieux parmi les jeunes. Quant à moi, je m’étais lié avec ce haut et pâle garçon dont les traits émaciés me rappelaient la légendaire figure du Poverello. Nous ne lui connaissions aucune maîtresse ; oii l’avait surnommé le « Joseph du Pincio, » et tandis que, joyeux de vivre, tous nos futurs grands hommes couraient le guilledou, et pratiquaient maintes amourettes, lui fréquentait les églises, assistait aux offices, se grisait de musique sacrée. O vieil Allegri, et toi antique Palestrina, que de fois Lautrem s’efforça de me faire comprendre les désespérances de vos