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incroyable contre l’ondulation des vagues, il ne cherchait pas à reconnaître son chemin, nous suivait, nous poursuivait, sans même dévier d’une brasse, et je n’entrevoyais qu’un capuchon rabattu sur son crâne... Bizarre, très bizarre, en effet !

Sant’Angiolo éleva la voix. Il avait choisi un langoureux nocturne pour nous dire l’ivresse de joie qui lui remplissait le cœur, la barcarolle des Contes d’Hoffmann :


 O nuit d’amour, o nuit enchanteresse...


Diva, sans quitter sa pose paresseuse, soupirait aussi cette romance, et « poupée sans âme, » au dire de l’envieuse Rosine, elle défaillait de volupté. Mais l’ingénue du Bellini ne s’occupait plus de sa camarade ; effarée, l’œil hagard, elle observait son Moine de Murano.

— Quelle est cette superstition vénitienne ? lui demandai-je... Un conte absurde, sans doute !

La Vivente allongea l’index et le petit doigt de la main droite pour conjurer quelque gettatura :

— Ce n’est pas un conte !... Oui, monsieur, le maudit frataccio existe et parcourt les mers. A Venise, il hante nos lagunes. Parfois, à la nuit tombante, ce revenant accompagne de loin la gondole où tiennent embrassés des amoureux. Malheur alors à Paolo, et malheur à Francesca ! Ils n’ont plus qu’à se préparer au grand sommeil du Campo-santo... L’île de Murano, monsieur, est située près de notre cimetière.

Des niaiseries ! Cet oisillon de la Giudecca était plus crédule qu’une petite pensionnaire des Oiseaux... Et l’irrésistible Luna faisait vibrer les notes de sa barcarolle ; et l’amante s’abandonnait à l’enlacement du bien-aimé ; et le bateau-fantôme les suivait : « O nuit d’amour, ô nuit enchanteresse ! »


Les grisailles du crépuscule s’avivaient à présent de teintes rosées ; l’aube devenait l’aurore ; Capri nous montrait nettement les abruptes murailles de ses falaises, les blancheurs de ses villas, les sombres feuillages de ses jardins. Nous avions doublé la Punta Tragara, dépassé la Petite Marine, mais tout dormait encore dans l’île des lascivités antiques, des orgies tibériennes, et les Graziella, vendeuses de coraux, n’y rêvaient guère de Séjan ou de Germanicus.

— Attention ! cria Gennaro qui tenait la barre. Voici la