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« l’invisible chef d’orchestre » donne le signal du déchaînement des appétits, de la frénésie des rancunes, du délire de l’orgueil. Un incident suffit alors pour déclancher une Révolution.

Dans la Chine laborieuse, pacifique et pauvre, une foule misérable végète autour des villes, sur les cours d’eau, dans les auberges des chemins. Mafous des caravanes, sampaniers des convois fluviaux, mineurs de la montagne, ils vivent au jour le jour, victimes innombrables des agiotages de marchands, des combinaisons de financiers, des édits de mandarins. Une brève interruption des affaires, une augmentation de quelques sapèques dans le prix des denrées, une modification des coutumes traditionnelles dans l’exploitation ou le transport des produits du sol, bouleversent l’existence de millions d’individus. Or, le Chinois qui, dans la légende ou d’après les observations superficielles des voyageurs pressés, nous apparaît bonhomme et satisfait, se mue en impulsif rageur contre une atteinte à son bien-être, une diminution de ses ressources, une aggravation de sa misère. La morale indépendante, dépourvue de sanction, qui règle en principe son éducation d’enfant et ses devoirs d’homme, ne lui a pas enseigné l’indifférence et la résignation. Qu’il vénère théoriquement Confucius ou Lao-Tseu, qu’il soit musulman, fétichiste ou vaguement disciple de Bouddha, nulle notion de sacrifice ne modère son matérialisme grossier, nul retour de générosité n’atténue son emportement, nul frein n’arrête la brute qui sommeille derrière une physionomie placide, et qu’un mot d’ordre a réveillée.

La populace chinoise est la pire des populaces. Dans les agglomérations urbaines, dans les centres miniers, dans les labyrinthes flottans qui encombrent les ports fluviaux, elle se met d’elle-même en mouvement contre une taxe nouvelle, un abus de pouvoir, une réglementation imprévue. C’est alors un cyclone qui passe dans les cités ou sur les campagnes, et qui s’apaise promptement par l’excès de sa violence ou la brutalité de la répression. Le calme reparait soudain après des scènes de Jacquerie. Les foyers d’ « anarchie spontanée » s’éteignent dans le sang ; les fermens sporadiques de révolte s’endorment pour un temps dans la dépression qui suit toujours les crises de la fureur populaire. Quiconque a parcouru la Chine a été témoin de ces émeutes locales qui éclatent chaque jour sans motif apparent à travers l’Empire, comme les incendies d’été