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d’argent, j’abjurai, non sans quelques soupirs, la religion qu’on m’avait enseignée à Rome : le culte de Louis David, l’adoration de M. Ingres, Adepte de l’art nouveau, peintre de la démocratie, m’improvisant naturaliste, impressionniste, vériste, pleinaériste, je consacrai mes toiles à magnifier le labeur humain : couvreurs, terrassiers, commis de magasin, midinettes, mastroquets, prud’hommes, secrétaires de syndicats ouvriers, conseillers municipaux ; j’étais quelque peu « arriviste. » Mon tableau réclame, « Rosière et Cocotte, » amusement du Salon de 1896, me fit connaître les premières griseries de la gloire. Les critiques d’art s’émurent : « Le talentueux Blondel !… Blondel, le jeune maître humoriste ! » La Ville acheta ce badinage, et en égaya une salle de mairie ; les marchands de la rue Laffitte se risquèrent sur l’escalier de mon perchoir ; des commandes m’arrivèrent pour décorer les brasseries du quartier Pigalle : encore un peu de temps, et j’allais figurer dans l’Album Mariani ! Mais tant d’efforts m’avaient fatigué. Vers la fin de l’automne, mon médecin me morigéna sévèrement : « Vous travaillez trop !… Plus jaune qu’une carmélite !… Allez donc humer les brises de la Côte d’Azur. » Bon conseil : je trouverais là-bas maints ridicules à crayonner !… J’emballai mes couleurs, et préparai ma fugue au coûteux pays du soleil.

Or, le jour de la Toussaint, veille de mon départ, je fis une rencontre inattendue.

Revenant à mon atelier, vers les cinq heures du soir, je remontais le boulevard Montparnasse. La nuit tombait, nuit brumeuse de novembre que traversait un vent du Nord ; de glaçantes buées flottaient sur l’ennuyeuse avenue : fanes rouillées, arbres grelottans sous la bise, ciel blafard, receleur de neige, — tout annonçait les prochaines morsures de l’hiver. À Notre-Dame-des-Champs, les cloches sonnaient le Salut ; ses vitraux vivement éclairés détachaient leur lumière sur les noirceurs du brouillard, et les silhouettes de quelques dévotes personnes se hâtaient vers cet appel. Un sujet de tableau : Office du Soir, étude à la façon de Rembrandt, me vint aussitôt à la pensée. J’entrai dans l’église.

Le Salut venait d’y commencer. Dans les lointains du chœur qu’illuminaient une profusion de cierges l’ostensoir rayonnait sur l’autel ; mais la nef n’était éclairée que faiblement, et ses bas côtés s’allongeaient, tournaient, disparaissaient sous les profondeurs