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travers les grilles qu’on avait l’illusion de suivre les allées d’un parc ! Pauvres verdures d’aujourd’hui, que vous avez l’air honteux et misérable sous votre linceul poussiéreux ! Hélas ! rives trop magnifiques, c’est la rançon de votre beauté qui mourra de sa gloire même, comme ce laurier des Iles Borromées sur lequel Bonaparte, à la veille de Marengo, aurait, d’après la légende, gravé le mot de Victoire, et qui ne put survivre aux mutilations de ses trop fervens admirateurs !

Pour trouver un peu de calme, il faut se réfugier sur la côte orientale, vers Torno où s’arrête la route carrossable, et prendre le sentier muletier qui conduit à la villa Pliniana. Là, c’est la solitude, comme au temps de Pline. Celui-ci possédait au moins trois maisons de campagne sur ce lac. Celles qu’il appelait Tragœdia et Comœdia, à cause de leur situation, l’une sur la hauteur, l’autre tout près de l’eau, « l’une portée sur des cothurnes et l’autre sur d’humbles socques, » devaient être aux environs de Lenno où des fûts de colonnes et des chapiteaux immergés témoignent de l’existence de somptueux édifices. La troisième s’élevait sur l’emplacement de l’actuelle villa Pliniana, à côté de la source intermittente qui l’intrigua si fort et au sujet de laquelle il énumère, dans une lettre à Licinius Sura, toutes les explications qui lui semblaient plausibles du phénomène. C’est un des lieux les plus farouches de ces bords d’habitude si amènes ; et l’on comprend que ce cadre hostile, presque mystérieux, ait ajouté à l’étonnement et à l’effroi des anciens. Seul le lac sourit entre les troncs noirs des cyprès. Il palpite doucement dans la clarté du plein midi éblouissant, ainsi que l’a dépeint Carducci :


... palpitò il layo di Virgilio, come
velo di sposa
che s’apre al bacio del promesso amore.


De ce coin solitaire, si près de Côme et si désert, où ne parviennent pas les échos des rives aujourd’hui trop bruyantes, c’est un peu du lac de Virgile et de Pline que je vois frémir sous l’ardente lumière, dans la langueur de l’automne, comme frémissait tout le Lario, il y a deux mille ans, sous un plus jeune soleil, dans un décor moins apprêté.


GABRIEL FAURE.