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désire se faire servir d’un pain spécial, ou demande qu’on lui apporte du vin de Champagne ; on effacera, sur sa feuille, les prix marqués d’avance pour les deux objets dont il n’a point voulu, mais il n’en résultera aucunement, pour lui, un gain sur le total de son « addition, » — car, au lieu de la petite somme biffée d’un côté, les employés du restaurant lui en inscriront nue autre, beaucoup plus forte, aux rubriques mentionnant le pain « de luxe » et le vin de Champagne. Tout de même il en va pour les péchés supputés par les casuistes : les petits ne sont parfois décomptés que pour être remplacés par d’autres plus gros, aux rubriques voisines, et le total de la note à payer n’en est nullement allégé.

C’est le cas, en particulier, pour l’exemple célèbre du casuiste Filiucius, emprunté par Pascal à la compilation d’Escobar. Un homme que la débauche a épuisé peut-il être considéré comme dispensé du jeune ? Les casuistes répondent affirmativement, et Pascal a beau jeu à s’en scandaliser. Mais, en fait, les casuistes ne consentent à effacer le petit péché constitué par la non-observation du jeûne que pour inscrire un péché infiniment plus grave à la rubrique de la chasteté. La valeur logique de leur argumentation est absolument inattaquable. Imaginons qu’un autre homme, à force de débauche, ait eu les deux bras paralysés : lui reprochera-t-on comme autant de péchés, matin et soir, tous les signes de croix qu’il ne pourra point faire ? Et son « addition » finale ne sera-t-elle pas assez onéreuse, si même l’on a biffé sur sa feuille tous ces menus péchés qu’un autre péché cent fois pire l’a mis désormais dans l’impossibilité de ne point commettre ? Je pourrais citer une demi-douzaine d’autres erreurs analogues de Pascal, Il s’élève notamment, quelque part, contre cette assertion d’Escobar qu’un prêtre ne commet point le péché de « simonie » en promettant à quelqu’un une chose coupable, lorsqu’il n’a pas l’intention de tenir sa promesse. Mais Escobar entend évidemment que, déchargé sur le chapitre de la « simonie, » ce prêtre aura à répondre du péché de promesse mensongère.

Resterait seulement à se demander ce que vaut une telle conception du calcul des péchés : et sur ce point-là ni l’opinion du P. Weiss ni celle d’hommes bien plus éloignés encore de toute sympathie « jésuitique » que Sainte-Beuve et Brunetière, Ernest Havet et M. Gabriel Monod, n’ont encore pu réussir à me persuader. Je garde toujours l’idée que la véritable morale chrétienne, conforme à l’esprit de son divin fondateur, ne s’accommode pas, pour ainsi dire, d’une étiquette ou d’un « prix-fixe » attachés aux diverses actions : le mérite foncier