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du Trésor, ce que, depuis la banque de Law, on n’avait jamais vu en France : une longue file de prêteurs assiégeant fiévreusement les portes, se pressant et se bousculant pour obtenir des titres, la somme totale entièrement souscrite en un jour. Deux ans plus tard, en 1779, un emprunt analogue, et plus considérable encore, excite un pareil enthousiasme : « Il a fallu, dit l’abbé de Véri, envoyer une garde dans le jardin du Trésor royal, pour contenir la foule de ceux qui voulaient qu’on prît leur argent[1]. » Certains emprunts furent couverts plusieurs fois. L’étranger même, surtout la Hollande et la Suisse, envoyait des fonds à la France ; la seule ville de Genève fournit à peu près cent millions. Mais la majeure partie venait du peuple parisien. La province, trop tard avertie, n’avait guère le temps d’arriver, et les bas de laine des villages formaient comme une réserve intacte, où l’on pourrait puiser plus tard.

L’empressement de la multitude s’explique par des causes diverses, dont la première est l’exactitude scrupuleuse, la ponctuelle honnêteté qui président au paiement du revenu des sommes versées. Au cours de ces dernières années, nombre de banques particulières, par des faillites retentissantes, avaient ébranlé la confiance des capitalistes français. Avec Necker, on est sûr, au contraire, de recevoir, au jour de l’échéance, le total auquel on a droit. « On ne sait plus où placer son argent, répète-t-on couramment. Le Roi est encore le meilleur des débiteurs[2]. » Il faut également tenir compte des avantages, parfois exagérés, accordés aux prêteurs par le directeur des Finances, de la manière adroite dont il prépare d’avance tout appel au crédit, toute nouvelle émission de rentes, n’hésitant pas à employer, pour le bien de l’Etat, les moyens de publicité et les procédés de « réclame » habituels à un commerçant pour lancer une affaire. Il est de fait qu’en cinq années Necker se procurait ainsi cinq cent trente millions de livres. Sur ce chiffre, quarante millions servaient à combler annuellement le déficit des dépenses ordinaires, tandis que le surplus, c’est-à-dire trois cent trente millions, défrayait les dépenses de la guerre d’Amérique. Le public n’en revenait pas et criait au miracle. « M. Necker fait la guerre sans impôts ! » C’est l’exclamation

  1. Journal de l’abbé de Véri.
  2. Ibidem.