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ce modeste château un endroit si merveilleusement évocateur du passé, un coin que l’amateur d’histoire préférera toujours, non seulement au manoir Louis-Philippe des Laterrade, mais à ce somptueux Chambon gothico-moderne, bâti dans le voisinage par vos amis les Demonville, et dont le luxe ébahit les gens de la contrée.

J’habite Ambleuse seul avec M. de Lespinat et son fils Georges. Studieux, liseur, tout fervent de poésie, Georges m’avait préparé lui-même une installation idéale : les deux pièces indispensables à l’homme qui travaille, car le lit ne doit pas voisiner avec la table à écrire. Liberté entière : on se garde bien de me préparer, pour chaque après-midi, les redoutables divertissemens qui m’ont, depuis longtemps, rendu insupportable la vraie « vie de château. » S’il me plaît de prendre un fusil le matin et de gagner les bois, un des chiens du logis trottant devant moi, personne ne s’offre à m’accompagner. S’il m’agrée de rester dans ma chambre, nul ne m’y importune. Les repas sont servis à heure fixe, excellens, mais courts : M. de Lespinat, homme d’ordre, veille à l’hygiène de notre estomac et ne croit point que, pour contenter son hôte, il le faille gaver. Bien que depuis vingt ans, — depuis qu’il est veuf, — il se soit consacré particulièrement aux soins agricoles, c’est un homme qui lit encore, et qui, comme l’on dit en province, se tient au courant. Georges, de qui son père fut le premier maître, à qui le curé de la paroisse enseigna les rudimens du latin, puis qui, vers douze ans, devint résolument autodidacte et poussa tout seul ses humanités, est ici mon vrai compagnon intellectuel. Je ne sais guère, Françoise, de plus émouvant spectacle que de regarder s’épanouir un jeune esprit qui peut-être sera un grand esprit. Le génie souffle où il veut. D’où surgit ce poète de seize ans, après tant d’aïeux robins, soldats, agronomes, chasseurs, certes amis) des bonnes lettres, quelques-uns même ayant tourné des couplets, mais sans le moindre talent ?… Georges commence à oser me montrer ses vers : il me semble bien que d’abondantes promesses sont encloses dans les vers de ce presque-écolier.

Et Rein-du-Bois ? Et votre belle-sœur Lucie ?

Sachez que ni votre belle-sœur, ni son mari n’ont tenu rigueur au transfuge. Lucie m’a dit :

— Ne prenez donc pas tant de peine pour expliquer vos raisons…