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passer une demi-heure ; parfois ils m’ont ennuyée. D’ailleurs, je n’en ai lu aucun à fond, et si vous me poussiez, vous vous apercevriez vite que je les confonds avec ceux des autres romanciers. Mais votre nom s’imprime assez souvent dans les journaux ; donc vous devez vous asseoir à ma table, comme toute personne riche, élégante, bien née ou seulement un peu notoire qui passe dans mes environs. »

Outre la bande chuchotante, frémissante, impertinente et rieuse des « âge ingrat, » outre M. de Lespinat et le couple Laterrade, il y avait cette fois-là, autour de ladite table, un propriétaire de l’Indre, le marquis de Lasmolles, grand éleveur de chevaux, la marquise et un célèbre pianiste parisien, en villégiature chez eux ; trio fort agréable, mais que je ne vous décrirai point, et dont je ne vous rapporterai pas les propos, étrangers à l’objet qui nous occupe, vous et moi. Je vous signale seulement la surprise un peu ironique que la marquise de Lasmolles, après les « admirations » d’usage, me témoigna :

— Alors, monsieur, c’est bien vrai ? Vous voilà, maintenant, passé pédagogue ?

— Je n’ai pas cet honneur, madame. Je m’occupe, seulement, entre temps, à surveiller l’éducation d’un petit neveu et d’une petite nièce.

— Mais c’est admirable ! C’est tout à fait inattendu ! Que vont penser vos lectrices habituelles, les Parisiennes ?

— Je crains, madame, que certaines ne cessent de me lire, du moins celles qui n’ont pas d’enfans, et cela fait déjà un lot important… Je me contenterai des mamans, voire des mamans de province…

Tout en m’efforçant de remplir mes devoirs d’honnête convive, je ne perdais pas de vue le monde juvénile, infiniment plus intéressant à mon sens que les admirations de Mme Demonville et les étonnemens de Mme de Lasmolles. À mesure que le repas s’avançait, ce jeune monde s’affranchissait peu à peu de la passagère contrainte engendrée par l’appareil d’une réception. Quand on pénétra dans le salon pour y prendre le café, tous les « âge ingrat » avaient reconquis leur attitude normale, qui est, en ce XXe siècle, de n’être gênés en rien par les ascendans et les maîtres… Ceux qui ne s’affirmaient pas franchement irrévérencieux me frappaient du moins par leur aplomb. Noël Laterrade (douze ans !) le potache de Condorcet,