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que ma philosophie m’obligeait à être toujours éploré. Il me reprochait comme une hypocrisie ma bonne humeur, dont il ne voyait pas les vraies causes. Eh bien ! je vais vous les dire... Je suis gai, parce que je suis sûr d’avoir fait en ma vie une bonne action, j’en suis sûr. Je ne demanderais pour récompense que de recommencer. » Renan, on le sait, n’était point modeste ; il avait, — qui sait ? il affectait peut-être, — une sécurité dans l’incroyance où il entrait, avec beaucoup d’orgueil, une réelle naïveté, et peut-être aussi une certaine pauvreté de vie intérieure. Mais il avait été piqué au vif. Pour ses débuts, M. Lemaître avait eu la gloire de troubler la sérénité d’Allah.

J’ai tort de dire : pour ses débuts. On croit généralement que l’article sur Renan a été le coup d’essai de M. Jules Lemaître, et l’on étonnerait bien des gens si on leur disait que l’auteur de ces pages mémorables avait déjà derrière lui une dizaine d’années d’ « écriture. » Ne parlons pas de ses premiers articles dans le XIXe Siècle d’Edmond About. Mais depuis plus de cinq ans il collaborait à la Revue Bleue, et il y avait déjà publié une vingtaine d’articles, dont il n’a pas recueilli la moitié en volume. Mieux encore, il avait soutenu et publié ses thèses. Et enfin, et surtout, il avait signé de son nom deux recueils de vers qui ne sont point négligeables. Mais habent sua fata... On écrit durant de longues années des articles, des livres qui en valent bien d’autres, et qui, on ne sait trop pourquoi, passent inaperçus. Puis, un beau jour, quelques pages, auxquelles on n’attache pas soi-même grande importance, frappent l’attention du public : il vous découvre, il vous adopte, il vous baptise : vous n’existez pour lui que du jour où il vous a rencontré chez son libraire ; en vain vous lui faites observer en souriant que voilà longtemps déjà que vous travaillez pour lui plaire ; il ne vous entend pas, il refuse de vous croire, et si, par hasard, il découvre dans votre passé quelques productions qui sont de son goût, il les postdate sans vergogne ; il veut que vous n’ayez eu du talent que de la minute exacte où il vous en a reconnu. Laissez-le dire et laissez-le faire : c’est lui au fond, n’en doutez point, qui a raison.

D’où venait-il donc, et quel était-il, ce nouveau venu qui osait ainsi railler le maître de l’heure, et qui poussait l’audace jusqu’à déployer infiniment d’esprit à ses dépens ? Chose assez curieuse, ce « provincial fraîchement débarqué de sa province, »