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de règne. On demande indifféremment une pension, une aide temporaire, une exemption de droits ou une grosse sinécure. « L’impertinence du ton corrigeait seule, en certains cas, l’humiliation de la demande[1]. » Lorsqu’un ministre essaie de regimber et de se mettre en travers du torrent, c’est une stupeur sincère, suivie d’une indignation générale. Turgot l’avait tenté en vain ; Necker, pour en avoir d’abord annoncé le dessein, soulevait contre soi toute la Cour, et le prince de Beauvau, pour l’avoir, presque seul, publiquement approuvé, en recevait d’amers reproches : « Voilà comme vous êtes, vous ! Toujours du parti de l’opposition[2]. » L’opposition, c’était la timide résistance aux furieux appétits de la meute affamée.

D’après les meilleures statistiques, les pensions viagères constituées dans ces conditions représentent, sous Louis XVI, environ sept millions de livres, dont plus de huit cent mille sont prélevées par les frères du Roi. Il y faut ajouter les sommes une fois données, les gratifications accordées en passant, « de la main à la main, » dont il est difficile de retrouver la trace, mais qui s’élèvent assurément à un chiffre considérable. Pour combler, dans les heures de crise, le gouffre ainsi creusé dans les caisses de l’État, les prédécesseurs de Necker ne connaissaient guère qu’un moyen, qui était la faillite. De temps en temps, et presque à époque fixe, des arrêtés ministériels, au nom des nécessités du Trésor, exerçaient de grosses retenues ou réduisaient les arrérages des rentes consenties par le Roi. C’était chaque fois, comme bien on pense, un concert de protestations contre la rupture d’engagemens librement contractés, mais le Trésor public n’y gagnait pas grand’chose. Pour se prémunir à l’avance contre les réductions futures, les solliciteurs avaient soin de grossir leurs demandes ; ou bien encore on obtenait quelque pension nouvelle, qui se joignait à la première et bouchait largement la brèche. Les lettres de l’époque sont pleines, à ce propos, de révélations édifiantes.

Ce fut presque uniquement à proscrire le retour de pareils procédés que se restreignit finalement le directeur général des Finances. Son esprit d’ordre, sa probité de scrupuleux comptable, se révoltèrent contre un système qui n’était, après tout, qu’une violation de promesse, une banqueroute déguisée. Ne

  1. A. de Staël, notice citée plus haut.
  2. Ibidem.