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vont nous perdre parce qu’ils n’oseront pas assez, exaltons le seul qui ait osé trop. Si tous dans l’armée française avaient eu cette nature de preux qui a fait commettre la sublime témérité de Wœrth, nous ne nous serions pas écroulés aussi bas. Au chef à l’âme et au corps indomptable, à la ténacité épique, associons dans la même dévotion ses lieutenans Lartigue, Conseil-Dumesnil, Champion, Maire, Lefebvre, Lhérillier, Pellé, Ducrot et surtout le triste et doux Raoult, cette personnification si pure de notre vieille armée, dont le désespoir avait tué le cœur avant que les obus l’eussent fracassé. Associons-leur ces colonels, ces officiers, qui, avec un dévouement inouï, se sont avancés à la tête des colonnes, le képi au bout de leurs épées et dont les noms rempliraient des pages entières, ces soldats, fantassins du centre, zouaves du Niederwald, turcos d’Elsasshausen, artilleurs de la réserve de Frœschwiller, ces géans de la lutte inégale qui se sont sacrifiés dans la fleur de leurs belles années, pour que l’honneur ne nous fût pas ravi et que nous ne devinssions pas la risée des peuples ; associons-leur ces cuirassiers, ces lanciers qui sont allés à la mort sans illusion et aussi tranquillement que d’autres vont à une réjouissance. Grands et petits, aussi superbes de constance dans cette ruine de leur espérance militaire qu’ils l’avaient été dans leurs triomphes, « tombant sur les champs de bataille ensanglantés, en murmurant le mot de Patrie, comme une prière qui rend moins amère leur dernière heure et illumine d’un sourire d’espérance leur visage mourant[1]. » Puisqu’ils ont été vaincus comme les Athéniens après Chéronée, nous ne graverons aucune inscription sur le monument que nous leur élèverons un jour aux lieux où ils ont combattu ; nous y poserons un soldat gisant aux pieds de la Patrie qui le bénit.

La légende s’est déjà emparée de cette journée. Le souvenir du vaincu a effacé celui du vainqueur, et l’on a été obligé d’entourer d’une barrière le noyer sous lequel se tenait Mac Mahon pendant la bataille, afin d’empêcher qu’on ne le dépeçât tout entier en reliques.

Moi aussi, je suis venu au pied de l’arbre du héros. J’y ai passé de longs momens, en méditations et en prières. Quand je m’en éloignai, la nuit était devenue profonde ; on n’entendait

  1. Le pasteur Wagner.