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quelques heures en contact avec ses anciens compagnons d’infortune. D’ailleurs, quand l’un des occupans était mort ou parti, changer les draps était considéré comme un luxe inutile. Le nouvel arrivant était mis sans scrupule dans le lit encore chaud de son prédécesseur, celui-ci eût-il succombé à une affection contagieuse.

La petite vérole, il est vrai, à cause de sa fréquence, était soignée dans un local à part, mais cette faveur n’était que pour les hommes ; les femmes atteintes de ce terrible mal étaient mêlées, dans la salle Sainte-Monique, avec les « fébricitantes ordinaires. » La salle de chirurgie était située à côté de la salle des morts ; par suite, les émanations des cadavres « envenimaient et empoisonnaient » les plaies et les blessures. Les opérations se faisaient au centre de cette salle, et ceux qui attendaient leur tour pouvaient assister de leur lit aux « préparatifs du supplice, » entendaient les cris de souffrance, voyaient ruisseler le sang, s’instruisaient ainsi par avance de ce qu’ils endureraient eux-mêmes tout à l’heure ou demain.

Les égards dus à mes lecteurs m’empêchent de charger davantage les couleurs d’un tableau si répugnant et si lugubre. Mais faut-il s’étonner qu’en de telles conditions, la mortalité atteignît, d’après une statistique dressée à cette époque, des proportions véritablement effrayantes : un malade sur quatre à Paris, tandis qu’on en comptait un sur huit à Versailles, un sur douze à Lyon, un sur vingt-cinq à Edimbourg.


Tel était l’état lamentable auquel Necker entreprenait d’apporter un remède, aux applaudissemens de tous ceux qui connaissaient la vérité. Sur le seul bruit de ces projets, Marmontel abondait en félicitations : « Le bon moment, écrit-il à Mme Necker[1], pour mettre sous les yeux du Roi l’abominable condition des pauvres dans le cloaque de l’Hôtel-Dieu et les déprédations criantes qu’on y exerce !... M. Necker a cause gagnée, et il sera reconnu réformateur de l’Hôtel-Dieu, comme des autres hôpitaux. »

C’est, en effet, par l’Hôtel-Dieu que le directeur des Finances commence l’œuvre d’assainissement dont la nécessité s’impose à son humanité. Louis XVI, informé par ses soins de la situation

  1. Archives du château de Coppet.