Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/816

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traiter hypocritement les enfans comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils savent, tout en ne se gênant pas devant eux. C’est de la lâcheté double.


LETTRE IV


Ambleuse, 8 septembre.

Ce qui me plaît, dans ce joli d’Ambleuse, ma chère Françoise, outre le silence propice, c’est que les gens, et les choses même, y conspirent à défendre, à échauffer la vie intérieure. Georges de Lespinat, sans contredit, est le plus charmant échantillon de la « nouvelle couvée » que je connaisse : parfaites manières, élégance d’allures, l’intelligence cultivée comme l’ont seuls certains autodidactes de choix, l’âme ardente et le cœur fier ; je comprends le penchant simultané que lui marquent la coquette Blanche et la tendre Sylvie. Son père, au premier al)ord, semble un gentilhomme campagnard comme nos provinces en comptent par centaines : la chasse, les champs, une politique limitée aux intérêts de culte et de classe, une douzaine de livres lus par an, — voilà tout ce que révèle de pensée sa conversation affable et châtiée… Mais je sais maintenant, par les confidences de Georges, que ce fermier-chasseur vécut dans sa jeunesse, et continue de vivre un roman à la George Sand. Jadis, après une adolescence indomptée, la rencontre d’une jeune fille de son monde et de son voisinage l’assagit tout d’un coup ; il se rangea, se maria, vécut huit années de bonheur jalousement solitaire. La mort de sa femme, emportée par une crise d’appendicite aiguë, le laissa seul avec un enfant à peine sevré. Dès lors, il se consacra à l’éducation de son fils et au souvenir de la disparue. « — Papa aime toujours mieux maman que moi ! » me dit Georges non sans une pointe de tristesse, car il adore son père, et l’admire. Son père, me dit-il encore, passe de longues heures dans son appartement seul avec les images et les objets familiers de l’unique femme qu’il ait chérie. Ce que Georges ne me dit pas (mais je l’ai deviné dans ses réticences et aussi à travers certaines phrases de mon hôte), c’est que M. de Lespinat, à force de penser à l’épouse perdue, a glissé doucement à une sorte de spiritisme. Lorsqu’il a poussé le verrou de sa porte, durant les heures où chôment la chasse et les travaux champêtres,.