Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/844

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

moderne est une forme d’art si souple, si ductile, si accueillante qu’on cherche en vain par où le talent de M. Jules Lemaître y serait réellement réfractaire. Il sait décrire, il sait faire dialoguer des personnages, il sait créer et « camper » des âmes vivantes, — son théâtre est là qui le prouve, — et j’ajoute à peine qu’il sait observer les mœurs et analyser les sentimens les plus complexes, pour ne pas abuser des truismes. Reste bien, je le sais, l’intrigue, la combinaison des événemens et des scènes, l’art du récit, et peut-être, sur cet article, la généreuse nature l’a-t-elle moins richement doué que sur les autres. « J’ai moins de peine, nous avoue-t-il quelque part, à exprimer des sentimens ou des idées qu’à inventer des faits. » Et ailleurs, dans un « billet du matin » qu’il n’a point recueilli, après avoir raconté à « sa cousine » une anecdote assez funèbre : « C’est tout. Je ne sais point conter et n’ai point d’imagination. Mais je livre ce sujet à M. de Maupassant : je suis sûr qu’il en tirerait quelque chose[1]. » Peut-être M. Lemaitre est-il trop modeste : il n’est point nécessaire d’avoir la verve inventive de Dumas père ou de « la vieille Lélia » pour être un bon romancier, et il y a tant de moyens de suppléer, en pareille matière, à certaines indigences natives ! D’ailleurs, il n’est pas vrai que l’auteur de Sérénus et de Myrrha ne sache point conter : si les longs développemens luxurians et parfois oiseux ne sont pas son fait, s’il abrège volontiers, ramasse et concentre au lieu d’amplifier, — de là peut-être son goût prononcé pour le conte et la nouvelle, — ce n’est point là, ce me semble, pauvreté d’imagination ; c’est simplement tendance naturelle et, après tout, louable, à la sobriété, à la concision : l’atticisme n’est sécheresse et stérilité qu’aux yeux d’un art assez vulgaire. En un mot, je soupçonne M. Jules Lemaître romancier de s’être jusqu’ici un peu trop défié de lui-même, de n’avoir pas osé jouer les parties décisives ; et par exemple, quand Eugène-Melchior de Vogüé ou même M. Bourget se sont mis à écrire des romans, il ne me paraît pas qu’ils eussent, — extérieurement du moins, — dans leur jeu des chances beaucoup plus sérieuses de réussite que M. Lemaître quand il a commencé les Rois.

Les Rois ne sont point un chef-d’œuvre ; mais c’est une œuvre fort intéressante et intelligente, et, à sa date, déjà très

  1. Temps du 30 avril 1889. — « La description n’est pas mon fort... » Myrrha, p. 308.