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capitaine au régiment provincial de Senlis. Trop pauvre et de bien mince noblesse pour acheter un régiment, à quarante-trois ans, chevalier de Saint-Louis et gouverneur des pages de Madame, il demandait sa retraite et se lançait dans le monde. Maintes fois, il y avait rencontré Carmontelle et, malgré la différence d’âge, une mutuelle sympathie les avait rapprochés.

Esprit net, judicieux et pondéré, nourri des encyclopédistes, grand admirateur de La Fayette, Lédans ne s’était pas d’abord effrayé de la Révolution, se rangeant au parti de ceux qu’on appellera plus tard les Justes Milieux, et que décima si bien la frénésie des pourvoyeurs de guillotine. Très vite désabusé, mais ne voulant pas émigrer et répugnant à porter les armes contre sa patrie, il fut s’installer 21, rue de la Loi, aujourd’hui rue Richelieu, à deux pas de son vieil ami.

Désormais ils ne se quitteront plus. Le Chevalier possédait quelques ressources ; avec une belle abnégation, il les partagea avec son compagnon. Epaves ballottées par la tourmente, ils associèrent leurs regrets et leurs espérances. Ils se voyaient tous les jours, dînaient ensemble chaque soir. Carmontelle avait pu sauver du Palais-Royal sa chère collection de portraits. Il en étalait les cahiers devant Lédans, et tous deux s’y plongeaient avec ravissement, voyant le Passé surgir à leurs yeux, revivre de courtes minutes ce qu’ils avaient aimé et qui ne reviendrait plus : plaisir mélancolique tout fait du charme embelli des souvenirs.

Carmontelle était vieux, bien vieux, que deviendraient après lui ces précieux témoignages ? Dans la pensée de Lédans, germa le désir d’assurer leur préservation.

L’anarchie avait pris fin, Napoléon venait d’être proclamé. L’ancien capitaine au régiment de Senlis comptait des relations à la cour impériale, Talleyrand entre autres : il sonda le prince de Bénévent. Celui-ci déclina l’offre des portraits, mais, peut-être parce qu’il avait place au recueil, obtint pour l’aquarelliste octogénaire une pension sur la cassette privée.

Ce fut la dernière libéralité dont profita Carmontelle ; il en avait à peine touché le premier quartier, qu’il s’éteignait, dans sa quatre-vingt-dixième année, le 26 décembre 1806. Mme de Montesson l’avait précédé de quelques mois au tombeau.

Le mort laissait des créanciers. Au grand désespoir de Lédans, et Talleyrand persistant à se dérober, ils résolurent de