Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/918

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reçues de Chopin. Que Dumas fils se soit trouvé à point en Silésie pour découvrir et emporter de haute lutte cette correspondance, ce n’est pas le plus extraordinaire. Mais que des lettres intimes aient été lues par un tiers et qu’il n’en soit rien arrivé au public, voilà ce qui, — sans étonner aucun de ceux qui ont été à même d’apprécier l’humeur chevaleresque de Dumas fils, — scandalisera tous les chasseurs de documens inédits. Tel est le fait, en soi fort curieux : George Sand, qui n’avait pas seulement conservé sa correspondance avec Musset, mais qui en avait voulu et préparé la publication, détruisit sa correspondance avec Chopin. Ce contraste ne manquera pas d’induire ses biographes à beaucoup de réflexions.

La date où commence le récit de Wladimir Karénine, 1838, est-elle, dans la biographie psychologique de George Sand, une date essentielle ? Marque-t-elle la transition entre deux périodes de sa vie, le moment de son passage définitif du pessimisme à l’optimisme ? Il me semble bien que ce passage était déjà commencé et les démarcations ne sont jamais si nettes dans l’histoire des idées. Peu importe, au surplus. A partir de cette année, le rôle de directeur de conscience sera tenu auprès de George Sand par Pierre Leroux, succédant à Michel de Bourges, dont la fatuité et le néant étaient enfin apparus dans tout leur beau. L’emploi comportant certaines autres attributions, Leroux se montra disposé à en remplir tous les devoirs. Mais il était plus malpropre qu’il ne convient pour un amant, fût-ce un amant philosophe. George Sand s’en expliqua avec lui sans détours, et il accepta l’explication sans dépit. Il ne tenait pas outre mesure à ces faveurs qu’il avait plutôt sollicitées par bienséance. Il attendait de son enthousiaste et obligeante amie autre chose, qu’à vrai dire il ne se lassa jamais de demander, ou plutôt de quémander.

On sait l’engouement étrange et durable dont se prit George Sand pour les idées de Leroux. Elle a répété maintes fois qu’elle avait trouvé l’absolue certitude et la réponse aux questions si longtemps angoissantes, dans cette métaphysique vague et absconse. « Mon enfant, lis les œuvres de Pierre Leroux, tu y trouveras le calme et la solution de tous tes doutes, disait-elle encore dans sa vieillesse à une jeune femme qui la consultait : c’est Pierre Leroux qui me sauva. » Elle se donnait pour le fidèle disciple et le vulgarisateur de bonne volonté cherchant à traduire dans ses romans le système du maître. Cette admiration pour la philosophie lui cacha longtemps certains traits de caractère où se peignait le philosophe : un fâcheux manque de délicatesse dans les questions matérielles, une