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très difficiles à expliquer, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité où se trouve le lecteur français d’entrer en contact immédiat avec l’œuvre de Sigismond Krasinski, — comme aussi avec celle de ses deux grands rivaux[1]. Je me bornerai donc à dire que Krasinski, durant toute la première partie de sa vie littéraire, n’a exprimé son vigoureux génie poétique qu’en des ouvrages de prose. C’est en prose qu’il a conçu et écrit les deux drames fameux dont je citais les titres tout à l’heure : la Comédie non divine, publiée en 1833, et Iridion, daté de 1836. Et comment ne pas signaler, à ce propos, l’admirable intuition esthétique qui a permis sur-le-champ à la nation polonaise de ranger parmi ses poètes l’auteur de ces drames, bien que jamais il ne se fût essayé jusque-là dans l’emploi du vers ? Cette reconnaissance implicite de la profonde légitimité d’une poésie en prose, depuis près d’un siècle la Pologne, seule en Europe, l’a hautement proclamée ; et c’est de quoi il convient que lui sachent gré tous ceux qui ont au cœur le sentiment de l’essence éternelle d’une poésie indépendante de toutes les distinctions ordinaires des genres et des règles, — d’une poésie s’exhalant aussi bien de la prose des drames et comédies d’un Musset que de la peinture d’un Watteau ou de la musique d’un Mozart.

Mais plus tard, sous l’influence de motifs divers dont l’un des principaux doit avoir été le noble désir d’émouvoir ou d’instruire la masse entière de ses compatriotes, — par-dessus l’élite de lettrés à qui s’adressait la prose savante et raffinée de ses premiers drames, — Krasinski s’est décidé, lui aussi, à écrire en vers. Se cachant sous des pseudonymes, ou parfois même empruntant le nom de l’un ou l’autre de ses amis, qui voulaient bien prendre leur part de cette espèce de mystification littéraire, il a publié un grand poème religieux et patriotique intitulé l’Aube, ainsi qu’une série de Psaumes, — qui n’avaient d’ailleurs rien de commun avec les sujets ni le style des psaumes de David, et contenaient surtout la profession de foi politique de l’auteur. Et, en effet, ce sont d’abord ces écrits en vers qui ont le plus vivement remué le peuple polonais. La philosophie religieuse qu’ils énonçaient était une sorte de mysticisme apocalyptique assez voisin de celui que laissaient entrevoir, vers le même temps, les célèbres

  1. Une traduction française des deux grands drames et des principaux poèmes en vers de Krasinski a été publiée à Paris en 1870 (2 vol. in-18, librairie du Luxembourg ; mais l’ardente et vivante beauté du texte original y apparaît comme morte, dépouillée de toute saveur et de tout parfum. Du moins le lecteur français pourra-t-il y acquérir une idée des sujets, de l’action, et des personnages de la Comédie non divine et d’Iridion.