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ses pouvoirs d’émotion. Voici comment nous est présentée, dans le Propriétaire, l’une des premières et la plus décisive rencontre d’Irène et de Bosinney.

L’un des oncles de Soames, le plus vaste, le plus massif, le plus primitif des Forsyte, celui dont la vision du monde est restée la plus simple, Swithin, magnifique septuagénaire de six pieds de haut, impatient, autoritaire, mais raidi, appesanti par l’âge et toujours près du coup de sang, s’est mis dans la tête de faire à Irène (il s’imagine qu’il lui plait, qu’elle seule le comprend) les honneurs de son luisant équipage. Sur sa demande, il l’emmène à Robin Hill où Bosinney, l’architecte, qui construit une maison pour Soames, l’a suppliée de venir le voir. Correctement ganté de peau de chien, fleurant l’oppoponax et le cigare (ses célèbres cigares lui coûtent cent quarante shillings le cent), en vieux beau coquet devant une jolie femme, et qui a des prétentions de sportsman, il a conduit lui-même, en la regardant du coin de l’œil, sans quitter pour cela son attitude empesée et droite, son expression de vieux paon solennel. Le lendemain, dans le salon de son frère Timothy, où les vieilles tantes de la famille se réunissent, il raconte sa promenade, et son récit coupé de ruminations muettes, ses éclats de voix, ses silences, que son regard rond tâche à rendre expressifs, ses impatiences, ses accès d’imagination, tumultueux et confus comme les poussées de sang qui lui empourprent la face, — tout cela nous indique admirablement cette physiologie de Forsyte et de vieillard.


— Irène, leur dit-il, était montée dans la voiture, aussi légère que... hmm... Taglioni ! Pas d’embarras, pas d’histoires, comme ces femmes qui n’ont jamais fini de réclamer quelque chose quand on les emmène en promenade. Et, surtout, — Swithin y insista en fixant tante Juley d’un regard qui la déconcerta, — pas d’idiote nervosité !

A tante Hester, il parla surtout du chapeau d’Irène : « Pas un de ces diables de grands machins qui s’étalent à n’en plus finir, et qui attrapent la poussière !... Rien qu’un petit... » il dessina un rond dans l’espace avec son doigt, — « quelque chose de net, avec un voile blanc — du vrai chic ! »

— Un chapeau fait de quoi ? demanda tante Rester, qui s’excitait vaguement, mais toujours, quand il était question de toilette.

— Fait de quoi ? répondit Swithin, que diable voulez-vous que j’en sache ?

Il s’abîma dans un silence si profond que tante Rester commença d’avoir peur...