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avez vu ce vieillard dans la torpeur où il s’affaisse, cet Anglais dans le danger où il se tait et se raidit. En cette orgueilleuse et fruste nature, vous avez reconnu ce qu’étudie dans tous ses romans M. Galsworthy : l’élément national et fondamental qui, plus ou moins altéré, affiné sous les influences modernes, se retrouve chez tous les Forsyte. Cependant quelque chose du drame auquel celui-ci demeure étranger est venu passer dans ses immobiles yeux de verre, — un reflet étrangement déformé, rompu, mais que vous interprétez, et l’effet sur vous est plus neuf et plus vrai, plus pathétique aussi que si la rencontre d’Irène et de Bosinney vous était directement contée. Plus neuf, parce que les paroles de l’amour sont éternelles et que nous les savons d’avance ; plus vrai, parce que c’est ainsi que dans le monde réel le roman d’une âme vient apparaître, non point isolé, détaché, à la fois complet et limité à lui-même, mais enveloppé de toute la vie indifférente de l’alentour, mêlé à cette vie, ne se révélant que çà et là par de brefs indices, — plus émouvant enfin par le contraste des réalités quelconques, et des étranges, intermittentes lueurs qui nous signifient, au milieu de ce monde de tous les jours, la présence et le mouvement de la passion. Quelques-unes de ces lueurs sont des éclairs. Par un mot comme celui de la jeune femme et dont même un Swithin a senti la valeur : Ça m’est égal, si je ne rentre jamais chez moi, tout ce que vous n’aviez encore qu’entrevu, pressenti, s’illumine et se précise. Vous mesurez maintenant le chemin que les deux amans viennent de faire l’un vers l’autre, et vous savez qu’ils ne peuvent plus être que l’un à l’autre. Ce mot étrange et qu’Irène prononce parce qu’une secousse physique, la brusque sensation du danger lui descellent enfin les lèvres au moment où les paroles de Swithin : je vous ramènerai chez vous, c’est-à-dire à votre mari, viennent de la frapper au point où toute sa sensibilité.se concentre, ce mot énorme nous livre tout ce qui couvait sous du silence, et ce que nous apercevons alors, c’est une âme possédée et désespérée, une âme pour qui rien n’existe plus dans, la vie hors une certaine image, et que son rêve insensibilise au péril de mort. L’œuvre de M. Galsworthy abonde en ces brusques raccourcis qui font penser à ceux de Kipling et de Balzac, et qui témoignent chez lui, à côté de ses étonnans pouvoirs d’analyse et d’observation, de la grande faculté intuitive et créatrice, Ses personnages naissent d’un très grand nombre d’idées et de notations