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char, l’esclave qui court, les crinières bouffantes à la mode persique, le réseau de perles bleues, — enfin l’image qui résume tous les traits épars du tableau et qui les enveloppe, en quelque sorte : Un grand voile, par derrière, flottait au vent. Cette image, par la seule place que Flaubert lui a assignée, par la seule vertu de l’ordre, prend une valeur symbolique inattendue. Elle symbolise le char tout entier, comme une voile symbolise un navire ; et, par la série illimitée d’images qui lui sont associées, on peut dire qu’elle suggère bien au delà des limites restreintes où l’auteur semble avoir voulu enfermer notre regard. On oublie tous les détails matériels qui le précèdent : il ne reste plus, en fin de compte, que la vision d’une forme légère, ailée et fuyante...

Cette supériorité de Flaubert dans la description pittoresque est si grande, qu’on a souvent affecté de ne voir en lui qu’un descripteur de génie. On s’imagine qu’il décrit pour le plaisir de décrire. Mais ces descriptions, même les plus longues, même celles qui semblent, au premier coup d’œil, de purs hors-d’œuvre, ont, la plupart du temps, une signification psychologique, indépendante de leur valeur historique ou archéologique, — supérieure à la couleur locale.

Je ne connais pas, dans Salammbô, de plus bel exemple de la valeur psychologique d’une description que ce chapitre où l’auteur nous dépeint les magasins elles trésors d’Hamilcar. Cette espèce de recensement dépasse en éblouissement les plus merveilleux contes arabes : ce sont des entassemens de fer, d’airain, de plomb, de lingots d’argent empilés comme des bûches, des montagnes d’outrés laissant échapper la poudre d’or par leurs coutures trop vieilles ; des forêts d’ivoire, des monceaux de gomme, d’encens, d’aromates, de plumes d’autruche... Et il y en a ainsi, pendant des pages et des pages. Le lecteur superficiel se demande où l’auteur veut conduire son héros à travers cet amoncellement de magnificences... Mais d’abord, il n’y a, pour ainsi dire, pas un détail, dans toute cette longue description, qui ne nous révèle quelque chose de l’âme et des mœurs carthaginoises. Ensuite Flaubert veut conduire Hamilcar à la grande résolution qui est formulée, en ces deux lignes, à la fin du chapitre : « Lumières des Baalim, — dit celui-ci au sénat de Carthage, — j’accepte le commandement des forces puniques contre l’armée des Barbares ! »