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En effet, c’est parce que le suffête, à chaque pas qu’il fait à travers ses magasins et ses trésors, prend à la fois conscience de sa propre force et de l’injure que lui ont infligée les Barbares, en pillant ces mêmes magasins, en saccageant et en brisant tout sur leur passage, en attentant jusqu’à l’honneur de sa propre fille ; c’est parce qu’il retrouve partout l’insulte des mercenaires et le déshonneur de sa maison ; c’est parce que sa colère bouillonne et s’accroît à la découverte de chaque nouveau méfait, qu’une circonstance en apparence insignifiante, — la vue de ses éléphans mutilés par les Barbares, — précipite sa résolution. A cette dernière vue, il ne peut plus y tenir, il brûle de se venger, et, malgré ses défiances et ses rancunes contre la République, il court au Sénat et il prononce la formule qui va le lier comme un serment : « Lumières des Baalim, j’accepte le commandement des forces puniques contre l’armée des Barbares !.. »


Ainsi donc, la place de la description, dans Salammbô, est presque toujours proportionnée à son importance et à sa signification par rapport au reste du récit. Mais si elle a surtout une valeur d’art, ce serait s’aveugler de parti pris que de n’en pas voir la valeur historique. La solidité du fond, chez Flaubert, répond à la splendeur de la forme. Comme il le disait dans son ferme propos du 12 juin 1838, il a voulu « faire, à travers le beau, vivant et vrai quand même. » Il a fait vrai, mais il a fait surtout vivant.

En ce qui concerne l’archéologie punique, on peut discuter à perte de vue sur la question de savoir si Flaubert n’a pas trop accentué, dans son récit, la couleur biblique et phénicienne, au lieu de-nous représenter une Carthage déjà à demi hellénisée. C’est l’opinion qui prévaut aujourd’hui. Mais les généralisations de l’archéologie sont sujettes à d’étranges variations. Ne nous hâtons pas trop de conclure contre Flaubert, dans le sens des archéologues[1]. Ce qu’il y a de sûr, c’est que toutes ses affirmations

  1. J’ai entendu dire maintes fois à l’un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire de l’Afrique ancienne, qu’en matière d’archéologie punique l’opinion de Flaubert n’est jamais négligeable. Cela n’empêche pas certains professionnels de l’histoire de continuer à traiter Salammbô avec le plus ridicule dédain. Je relève dans une volumineuse Carthage romaine, en plus de 700 pages, ces phrases méprisantes jetées au bas d’une page : « On ne s’étonnera pas, je pense, de ne pas rencontrer dans cette liste le nom de Flaubert. En dépit des prétentions de l’auteur (?) la science n’a rien à démêler avec Salammbô/ Quoi qu’on pense de la valeur littéraire de ce roman, on doit le tenir pour non avenu, si l’on ne recherche que la vérité historique. » Et, pendant 700 pages, sous prétexte de rechercher la vérité historique, l’auteur de cette note entre-choque les opinions de Beulé contre celles de Dureau de la Malle et du moindre ingénieur des ponts et chaussées qui s’est livré à des sondages dans le golfe de Carthage, — le tout pour conclure que nous ne savons rien de positif sur la Carthage romaine, pas plus que sur la Carthage punique. C’est une belle chose que la méthode, mais encore faudrait-il l’appliquer à des sujets qui rendent, et non la faire fonctionner à vide pendant des centaines de pages. Après avoir volatilisé, réduit en poussière impalpable des textes anciens, sans doute obscurs ou contradictoires, mais qui enfin disaient quelque chose, on nous laisse plus incertains que devant. Hypothèses pour hypothèses, j’aime mieux celles de Flaubert. Au moins, elles me font voir une Carthage possible, tandis qu’avec ces messieurs, je ne sais rien et je ne vois rien du tout.