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neutraliser, par elle, la malveillance autrichienne et canaliser toutes les ressources de l’Italie vers une politique d’expansion méditerranéenne et coloniale. Si une nouvelle guerre, que Crispi fit tout ce qu’il put pour provoquer, mettait aux prises la France et l’Allemagne et se terminait par la défaite de la France, l’Italie aurait, pour sa part de nos dépouilles, l’Afrique du Nord. L’établissement du protectorat français à Tunis avait blessé au vif l’opinion italienne ; Bismarck ne souhaitait pas une nouvelle guerre : Crispi chercha des compensations et s’engagea dans l’entreprise éthiopienne où il trouva Adoua.

Adoua a pesé très lourd, matériellement et surtout moralement, sur l’Italie contemporaine ; l’opinion italienne, si impressionnable, si prompte à passer de l’excès de la confiance à l’excès de la prudence, n’est pas encore guérie d’une si rude déception ; on en trouverait la preuve dans la conduite même de la guerre de Tripolitaine. Tuer ce fantôme en réhabituant l’Italie à la victoire, infuser une foi nouvelle avec de nouvelles espérances dans l’âme nationale et, ainsi, resserrer la cohésion de la patrie et multiplier sa puissance de rayonnement, c’est le but du nationalisme italien sous la forme nouvelle que lui ont donnée un groupe d’ « intellectuels, » écrivains, journalistes, professeurs d’université, tels que MM. Enrico Corradini, S. Sighele, de Frenzi, Maraviglia. C’est le programme idéal de ce groupe, — dont certaines conceptions ne sont pas sans quelque rapport avec celles de l’Action française, — que le public a applaudi, poétiquement symbolisé par Gabriele d’Annunzio, dans la Nave. Quelques mois avant la guerre, M. Paolo Arcari, le distingué professeur de l’Université de Fribourg (Suisse), a publié, dans un instructif volume, les résultats d’une enquête sur la Coscienza nazionale in Italia[1] qui nous renseigne sur ces tendances et ces aspirations nouvelles d’une partie de « l’intelligence » italienne. L’œuvre du Risorgimento, d’après les nationalistes, n’est pas achevée ; continuée par Crispi, elle a été interrompue par la bataille d’Adoua et par la faiblesse du roi Humbert qui n’a osé ni soutenir son ministre, ni continuer sa politique ; il faut la reprendre et achever l’unité de l’Italie en réalisant son unité morale, en formant une âme italienne. On n’y

  1. Milan, Libreria editrice milanese, 1911, in-8. — Voyez aussi l’article très intéressant de M. Stéphane Piot : le Nationalisme italien, dans la Revue des Sciences politiques d’avril 1912.