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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/884

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faute, comme il avait l’ingénuité de le prétendre, mais qui, en quelque façon, l’allège : « Lecteur, vous pouvez m’en croire. Je prédis à quiconque a des entrailles et néglige de si saints devoirs qu’il versera longtemps sur sa faute des larmes amères et n’en sera jamais consolé. »

Il est rare que la confidence des manuscrits soit aussi intime. Le plus souvent Rousseau s’y montre l’esprit plus libre ; et c’est aux seuls jeux de l’esprit que nous assistons. Je n’entends point par là que le cœur en soit absent ; au contraire, la plupart de ses théories ne sont d’abord que des poussées de sentiment ; il va aux idées en homme d’instinct, à qui la réflexion est odieuse et qui a vécu au dedans de lui la fameuse maxime : « La réflexion est un état contre nature et l’homme qui médite est un animal dépravé. » Ses premières formules sont presque toujours des formules excessives, et qui dépassent la pensée confuse impliquée dans son sentiment ; il est obligé d’arriver par des retouches répétées à des formules, non pas modérées, mais moins outrancières. Par exemple, il fera dire d’abord à son Vicaire : « Que m’importe ce que deviendront les méchans ? je ne prends aucun intérêt à leur sort ; » plus tard, il se contentera d’y « prendre peu d’intérêt. » La douce Julie prêche contre le célibat ecclésiastique ; la première esquisse de son sermon est d’une violence indécente : « Voyez ces prêtres téméraires qui font vœu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne à leurs mœurs corrompues ; leur feinte continence les mène aux plus infâmes débauches ; ils se disent saints et sont déshonnêtes ; je comprends qu’ils s’abaissent au-dessous des brutes pour avoir dédaigné l’humanité. » Dans l’édition originale tout ce réquisitoire est adouci.

Nous pouvons ainsi, grâce à ces manuscrits, suivre, comme à la trace, les fluctuations sentimentales de Jean-Jacques durant son travail, et assister à des évolutions décisives. L’exemple le plus significatif nous est fourni par la Profession de foi du Vicaire savoyard. Le texte du premier brouillon est beaucoup plus conforme au tempérament profond de Jean-Jacques. Le spectacle de la nature, la voix de la conscience, tels étaient les deux seuls maîtres auxquels le Vicaire faisait d’abord appel. Point de discussions subtiles, et d’une philosophie technique. Les dissertations qu’il a insérées plus tard sur la sensation, la matière et le mouvement sont encore absentes. Ainsi allégée, la