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la vieille dame d’Yverdon, qui s’obstinait à exiger un autographe de l’homme célèbre, et qui mélangeait, dans ses suppliques, les tendresses admiratives et les sommations aigrelettes : « Pourquoi ne m’écrivez-vous pas ? Vous avez bien écrit à M. le Baillif, qui a fait voir votre lettre à toute la ville, à qui vous avez moins d’obligation qu’à moi, puisque je m’intéresse plus véritablement pour vous que lui, sûrement ; » il en est de délicieuses, en leur français malhabile et ingénu, comme celles de Mary Dewes, la gentille Anglaise, dont les jeunes grâces charmaient l’amertume de Jean-Jacques dans l’exil de Wootton.

Ce sont là de menues curiosités biographiques. Le véritable intérêt de cette correspondance est ailleurs. S’il y a quelque chose de plus étonnant peut-être que la vie et l’œuvre de Jean-Jacques, c’est l’action qu’il a exercée sur les âmes de son temps. Ces lettres en demeurent pour nous les irrécusables témoins. On en a publié quelques-unes, celles qui portaient les signatures les plus célèbres ; et, de fait, elles sont les plus importantes pour l’histoire proprement littéraire. Mais, pour comprendre aujourd’hui l’espèce d’incendie moral qu’il a propagé dans les cœurs, des lettres plus humbles, anonymes, ou signées de noms inglorieux et même inconnus, sont, à mon gré, plus démonstratives :


Mon cher maître, écrit à Jean-Jacques le jeune pasteur Roustan, je tâcherai de suivre les pas de Jésus-Christ et les vôtres... C’est en lisant et relisant votre chère lettre, que j’appelle un commentaire des Béatitudes, que je m’efforcerai de donner à mon âme une trempe à l’épreuve de l’adversité. Non, grand Rousseau, vous n’êtes point inutile à la terre ; il est encore des mortels dont les yeux vous suivent dans votre désert et dont le courage s’anime, en voyant la manière dont vous soutenez le combat. Veuille le Dieu des compassions adoucir enfin vos douleurs, verser son baume dans votre âme, vous donner dès ici-bas un avant-goût des plaisirs qu’il réserve à ses bien-aimés ! Veuille-t-il augmenter le nombre de vos disciples et me mettre parmi eux !


Et ceci est écrit par un « disciple » qui a le cœur conquis, sans adhérer pourtant à la doctrine ! On sait que Rousseau songea un instant à réunir en volume toutes les lettres qui lui avaient été envoyées sur La Nouvelle Héloïse[1]. Comme il est dommage qu’il n’ait pas réalisé son projet ! Et comme nous comprendrions mieux, si nous avions ce recueil, la fièvre d’enthousiasme et d’exaltation dont frissonna toute la France sentimentale au

  1. M. Daniel Mornet en a tiré parti dans son intéressant article sur les Admirateurs inconnus de la Nouvelle Héloïse (Revue du Mois, mai 1909).