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ou si ce ne fut pas assez des cent années de ce XIe siècle qui, dans les divers domaines de l’action, de l’art et de la pensée, fut l’âge créateur entre tous.

Pour que, des élémens légendaires, vagues et amorphes, qui végétaient dans les églises de Roncevaux ou dans les églises de la route de Roncevaux, naquît la Chanson de Roland, il est inutile et vain de supposer qu’il y ait fallu des siècles, et qu’à partir du temps de Charlemagne, des « chanteurs » sans nombre se soient succédé. Une minute a suffi, la minute sacrée où le poète, exploitant peut-être quelque fruste roman, ébauche grossière du sujet, a conçu l’idée du conflit de Roland et d’Olivier. Seulement, ayant conçu cette idée, pour la mettre en œuvre, et, je ne crains pas le mot, pour l’exploiter, il ne s’est pas contenté de « chanter ; » il lui a fallu se mettre à sa table de travail, chercher des combinaisons, des effets, des rimes, calculer, combiner, raturer, peiner. Ainsi font les poètes d’aujourd’hui ; ainsi ont fait les poètes de tous les temps. Ils se vantent quand ils disent qu’ils chantent comme l’homme respire, et les critiques se trompent qui les en croient ; ils travaillent ; « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule ; » il n’y a pas d’autre théorie vraie pour rendre compte des ouvrages de l’esprit. La Chanson de Roland aurait pu ne pas être ; elle est parce qu’un homme fut. Elle est le don gratuit et magnifique que nous a fait cet homme, non pas une légion d’hommes.

Je suis donc tenté de prendre précisément le contre-pied de la doctrine si souvent exprimée au XIXe siècle, en ces termes, par exemple, par Renan[1] :


On ne songe pas assez qu’en tout cela l’homme est peu de chose, et l’humanité est tout. Le collecteur même n’est pas en une telle œuvre un personnage de grande apparence. Il s’efface. Et les auteurs des fragmens légendaires, ils sont presque toujours inconnus. Ah ! que cela est significatif ! Les érudits regrettent beaucoup qu’on ne sache pas leur nom en toutes lettres et syllabes, leur pays, leur condition, s’ils étaient mariés ou non, riches ou pauvres, etc.. En vérité, j’en serais fâché, parce qu’alors on dirait très positivement l’Iliade d’Homère, le Roland de Turold, etc. Ce qui serait surtout très insupportable si ces poèmes étaient parfaitement délimités, et qu’on pût dire : « Turold composa telle année un poème de quatre mille vers. » Alors on attribuerait ces poèmes à un homme, et cet homme y a été pour si peu ! Ce serait une fausseté historique. C’est l’esprit

  1. Cahiers de jeunesse, p. 123. — On trouvera une transposition de cette page dans l’Avenir de la Science, p. 194.