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— Il y a quinze ans, répondit-elle. Je me rappelle encore le jour où mon mari me dit d’inviter à dîner M. Richard Underhill. Je dois avouer que je n’avais jamais entendu ce nom-là, et je demandai qui était ce monsieur. « Un stock-broker à moitié mort de faim, me dit M. Feldmann. C’est mon oncle qui veut à toute force que je l’invite. » Stock-broker, oui ; mais à demi mort de faim, non pas, comme je l’ai su plus tard ; il avait déjà fait une fortune à la Bourse, petite en comparaison de celle de mon mari, minime en comparaison de celle qu’il fit par la suite ; mais, en somme, cette fortune, il l’avait faite lui-même : car il était de famille très modeste. Seulement mon mari méprise les hommes plus pauvres que lui, lorsqu’ils ne sont pas disposés à être ses serviteurs. De tous ses défauts, c’est l’un de ceux qui m’ont le plus choquée.

— Il parait que votre mari ne manque pas de défauts, lui dis-je en plaisantant, et il me semble que vous n’êtes pas une femme indulgente.

— Vous voulez dire, insinua-t-elle d’un air vraiment candide, que je suis sincère !

— Sincère et sévère, répliquai-je, comme le sont souvent les saints, les rois, les princes, les grands seigneurs, les femmes trop belles et trop adulées...

— Et auquel de ces titres ai-je mérité d’être admise au nombre des personnes douées de ce tempérament ? me demanda-t-elle avec un malicieux sourire.

— Procédez par exclusion, répondis-je. Etes-vous une sainte ? une reine ? une princesse ?... Non. Par conséquent...

— Mais vous reconnaîtrez, j’espère, que cette sévérité est une vertu ?

— Cela dépend.

— Cela dépend de quoi ?

— Voici. D’habitude, les personnes ainsi faites aiment avec ardeur la justice, et cela est bien. Mais le mal est que, parfois aussi il entre dans leur amour de la justice un tantinet d’orgueil et d’arrogance : car, — soyons justes I — il faut un peu d’orgueil et d’arrogance pour se croire capable de juger ses semblables en toute occasion et sans appel.

— Merci du compliment ! Vous me dites par là que je suis une femme vaine, sotte et arrogante.

— Vaine et sotte, non pas ! Mais légèrement orgueilleuse et