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Puis, de l’Argentine on nous transporta dans l’immensité du Brésil, ce vaste empire qui possède tous les climats et qui, par suite, peut produire toutes les richesses et toutes les civilisations ! Enfin la conversation passa au renchérissement ou, — comme on dit en Amérique, — à la valorisation des terrains, aux fortunes faites en dormant.

Peu à peu nous fûmes comme emportés par ce poudreux tourbillon de millions. Seul je me taisais et j’éprouvais un sentiment étrange. Était-ce l’effet des discours tenus pendant cette longue journée pleine de philosophie ? Était-ce l’effet de ce vin de Champagne que j’avais bu en si grande abondance ? Était-ce tout à la fois l’effet de cette philosophie et de ce vin ? Je ne sais ; mais il me semblait qu’autour de moi le monde, vu du fond de cette longue journée équatoriale, à la lumière des conversations que nous avions eues ce jour-là et les jours précédens, reculait comme dans le crépuscule d’un rêve lointain. Qu’était cet Equateur que nous avions désiré tout le jour ? Une ligne imaginaire ! Tracer mentalement une ligne qui n’existe pas, la désirer, s’efforcer de l’atteindre, se réjouir de l’avoir franchie, quoique en réalité nul changement ne se soit accompli dans l’univers... Mais n’en est-il pas ainsi de la gloire, de la puissance, de la science, du bonheur ? Qu’est-ce que la vie, sinon un continuel passage de l’Equateur, une continuelle poursuite de quelque ligne imaginaire ? Imaginaire, l’art ; imaginaire, la vérité ; imaginaire, le progrès ; tout est imaginaire, même…

En ce moment, par hasard, Mme Feldmann me regarda, tandis que sa main fine et jolie touchait les perles sur sa poitrine nue ; et elle me sourit^ Ce geste lui était habituel, comme ce sourire. Mais, je ne sais pourquoi, geste et sourire me parurent une discrète allusion, — que j’étais seul en état de comprendre, — à la fausseté des perles. La beauté, elle aussi, était donc une illusion, et par conséquent l’amour lui-même était illusoire. Mon âme était à la fois oppressée et heureuse, triste et gaie ; j’écoutais en silence la conversation et je continuais à boire du Champagne, cependant que le monde s’enveloppait de plus en plus, pour moi, dans une mystique brume de vision et de rêve...


GUGLIELMO FERRERO.