Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Paris, m’a conté qu’une dame de son quartier vint un jour lui confier ses histoires de famille les plus intimes. Et comme il lui demandait : « Pourquoi me contez-vous tout cela ? » elle répondit simplement : « Pour que vous soyez au courant. » Les dames de Constantinople jugent nécessaire, paraît-il, que l’attaché militaire de France soit au courant de leurs affaires de cœur. Mais on ne saurait tout prévoir. Le marquis de Sévigné ne laisse pas à lady Falkland le temps de parler, ayant lui-même un important secret à lui confier : c’est qu’il est amoureux d’elle. Lady Falkland juge que le moment serait mal choisi pour lui avouer précisément qu’elle est la maîtresse d’un autre, et de qui !... La situation ne laisse pas d’être dramatique, et la scène, bien menée, a provoqué l’applaudissement.

Tout cela d’ailleurs n’est que pour amuser le tapis et nous préparer aux fortes émotions du troisième acte, en vue duquel l’auteur a réservé tout son effort et combiné tous ses artifices. Comme au troisième acte de Bagatelle, M. Hervieu amenait tous les personnages de la pièce dans la chambre d’une de ses héroïnes, nous allons les voir tous se donner rendez-vous dans la chambre de lady Falkland, où ils pénètrent les uns par la fenêtre, les autres par la porte ou par un escalier intérieur. C’est la nuit. Sévigné arrive le premier et par la fenêtre ; un second visiteur nocturne s’étant annoncé, il feint de se retirer par le même chemin ; mais il se ravise et, à l’insu de lady Falkland, disparaît par un escalier comme par une trappe et se blottit dans une cachette d’où il peut tout voir sans être vu. Ce qu’il voit d’abord, c’est le prince russe auprès de lady Falkland, et celle-ci en train de se déshabiller. Plaignons cet amoureux ! Mais à l’instant psychologique, et avec une précision qu’il est difficile d’attribuer au seul hasard, nouvelle intrusion : Falkland avec Edith. Scène de flagrant délit où il ne manque que le commissaire. Pour éviter qu’on n’aille chercher son fils, et qu’on n’en fasse le témoin de son déshonneur, lady Falkland signe un papier, qui est l’aveu de sa faute : le mari serre précieusement ce papier dans son portefeuille, à toutes fins utiles. Puis chacun rentre chez soi et Falkland reste seul en scène... Alors surgit de l’ombre et de l’escalier une forme humaine : c’est le marquis de Sévigné. Il bondit sur Falkland, d’un coup de couteau l’étend mort à ses pieds, lui prend son portefeuille et disparaît par la fenêtre... Cela ne dure qu’une minute, mais qui est, je crois bien, la minute pour laquelle toute la pièce a été faite. L’effet est très grand et la scène, — de pantomime, à vrai dire, plutôt que de drame, — a été jouée par M. Gémier de la façon la plus saisissante.