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modestie à part, je m’entends un peu à l’un et à l’autre, surtout à la peinture. Lorsque j’entre dans une exposition ou dans un musée, un coup d’œil me suffit : je distingue tout de suite le beau tableau de la salle. Eh bien ! tant que nous avons habité la 56e rue, mon mari ne voyait les tableaux que par mes yeux. « Pour visiter des musées et des expositions, il me faut la compagnie d’Isabelle, » répétait-il sans cesse. Et j’avais tant de plaisir à faire son éducation artistique ! Tous les deux nous faisions des économies, et, quand nous avions mis de côté un magot, nous allions vite en Europe faire des achats. Mais, hélas ! depuis Madison Avenue, l’enchantement a été rompu : l’écolier s’est révolté.

— Au grand dommage de l’art !

— Ne riez pas, abominable sceptique ! Si vous saviez combien j’ai pleuré, moi ! Ce fut à Madison Avenue qu’il commença à déraisonner, comme ce monsieur qui parle toujours. Chaque semaine, il avait une idée nouvelle, extravagante, impossible, sans aucun lien avec les précédentes. Un jour, il s’amourachait des vieilles boiseries anglaises ; un autre jour, des porcelaines chinoises ; un autre, des ivoires français du XVe siècle ; un autre, des vieilles majoliques de Faenza. Et il achetait à tort et à travers, des pièces belles et laides, vraies et fausses. Combien n’en a-t-il pas acheté de fausses ! Souvent, d’ailleurs, après avoir acheté un objet, il s’apercevait qu’il ne savait en quel endroit le placer ; ou il était pris d’une crise d’avarice, ne voulait pas payer la douane américaine et laissait l’objet en Europe, dans un garde-meubles. Vous n’imaginez pas la quantité de choses que nous possédons, semées çà et là, aux quatre vents ! « Quand je sais qu’une chose m’appartient, cela me suffit. Qu’ai-je besoin de la voir tous les jours ? » répète-t-il souvent, pour répondre à mes plaintes... Je vous dis cela pour que vous compreniez mes chagrins...

— Vos chagrins ! N’exagérez pas...

— Mes chagrins, vous dis-je. Comment mon cœur n’aurait-il pas saigné, quand je voyais que mon mari était la proie des antiquaires et des marchands ? Naturellement, il ne me donnait jamais raison. Comme ce n’est pas mon habitude de faire des complimens, je lui déclarais tout net, en face, ainsi que m’y obligeait mon devoir de femme loyale, que son métier, à lui, c’était de gagner des millions, mais qu’il ne connaissait rien à l’achat des œuvres d’art. Lui, au contraire, en devenant riche,