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— Timide ? m’écriai-je.

— Certainement !

Et elle se remit à rire par saccades, comme quand on veut s’empêcher de rire et qu’on ne peut pas.

— Il était rondelet, grassouillet, myope, gauche, embarrassé ; il rougissait dès qu’une jeune fille le regardait ou lui adressait la parole. Mais ma mère me dit que c’était un parti extraordinaire. Mon père me répéta la même chose ; mon frère, mon oncle, mes tantes, ma gouvernante, ma femme de chambre me chantèrent la même chanson. Comment aurais-je pu, si jeune, résister à une coalition pareille ?

Et elle sourit. Au même instant, une brise plus forte secoua dans leurs pesantes boucles de fer les cordages tendus autour de nous, siffla sur les arêtes du navire, interrompit une minute notre entretien. Je me retournai pour regarder la mer. Sous le ciel sans soleil, sur la grise étendue des eaux, la mer morte commençait à revivre, se ridait, blanchissait ; mais elle paraissait encore plus déserte et plus sauvage que d’habitude, peut-être parce qu’à présent le Cordova lui-même semblait inhabité. Cette solitude ne me déplaisait point : elle semblait favoriser les confidences. Je n’éprouvais plus aucun scrupule à adresser à Mme Feldmann les questions les plus indiscrètes, comme si nous nous connaissions depuis des années ; et ma curiosité croissait, parce que je me perdais dans les continuelles contradictions de ses propos. Aimait-elle son mari ? le détestait-elle ? était-elle indifférente à son égard ? Je lui demandai sans détour :

— En somme, regrettez-vous ou ne regrettez-vous pas d’avoir fait ce mariage ? L’autre soir et tout à l’heure encore, vous disiez oui ; mais, un peu auparavant, vous avez attribué vos répugnances à l’inexpérience.

Elle esquiva la réponse.

— Je crois, dit-elle, que mes parens auraient eu raison d’empêcher ce mariage. Et le fait est qu’à un certain moment, mon père y songea. Deux ou trois accès de colère qu’eut Frédéric, pendant les fiançailles, l’avaient effrayé. Quand cet homme, d’ordinaire assez timide, se met en rage..., et il se met en rage pour des riens... Ce fut ma mère qui tranquillisa mon père. Ma mère était une excellente femme ; mais elle estimait que, dans la vie, l’argent est tout.