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l’affection de la malade et de nous tous que, lorsque Judith fut guérie, nous lui proposâmes de rester chez nous comme en qualité d’institutrice. Mais elle fut bientôt pour moi une dame de compagnie et un secrétaire. La providence de la maison, vous dis-je ! Il n’y avait qu’elle qui pût mater Judith. Et je dois vous dire encore ceci : elle intimidait un peu mon mari. Au moment où les choses allaient se gâter d’une façon irrémédiable, elle intervenait et elle savait trouver le remède. Ah ! ce fut vraiment un malheur pour nous, qu’elle n’ait point consenti à venir avec nous à Rio-de-Janeiro !

Je lui demandai pourquoi ils avaient abandonné New-York. Elle m’expliqua qu’après le scandale du Great Continental et le mariage de Judith, son mari s’était senti un peu gêné à New-York. Alors il avait accepté la mission dans l’Amérique du Sud, afin d’avoir un prétexte pour s’absenter quelque temps et avec utilité. Puis je lui demandai comment s’étaient passées les deux années de Rio.

— Assez bien, me répondit-elle. A vrai dire, M. Feldmann était nerveux, triste, irritable, préoccupé ; mais il n’a jamais été gai, et cette sorte d’exil devait lui peser. Quoi qu’il en soit, si je compare ces années-là à celles de New-York, c’était un paradis.

Elle tira sa montre, jeta un cri d’effroi et se leva.

— Mais il est huit heures et demie ! Je vous fais mourir de faim. Et j’ai faim, moi aussi. Je vais m’habiller. Je serai prête dans un instant.


XII

Je ruminai longuement, ce soir-là, dans ma cabine, et encore le samedi matin, quand je m’éveillai, les confidences de Mme Feldmann. Je ne doutais plus qu’une fois elle eût été sincère ; mais cette conviction ne m’embarrassait pas moins que les soupçons conçus précédemment. Quel étrange caractère et quel curieux esprit ! Elle n’était pas sotte, loin de là ; elle raisonnait souvent avec une finesse supérieure à son sexe ; si elle n’adorait pas son mari, elle désirait sincèrement de vivre avec lui en bonne intelligence ; et néanmoins, pendant vingt-deux ans, elle avait persévéré en aveugle dans des erreurs qu’une fille de vingt ans aurait su éviter d’instinct, dès les premiers jours.