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Combien y a-t-il par le monde de femmes assez sottes ou assez bonnes pour ne pas découvrir d’elles-mêmes, et après une brève expérience, qu’il n’y a qu’une manière sûre de dominer les hommes, à savoir de flatter leur vanité, de ne pas vouloir corriger même leurs défauts les plus graves, et, pour le reste, de les tyranniser sans miséricorde ? Or Mme e Feldmann avait agi de la façon contraire : elle avait continuellement offensé la vanité et troublé l’égoïsme de son mari, sans lui imposer jamais sa propre volonté, pas même lorsqu’elle avait raison, par exemple en ce qui concernait l’éducation de leur fille. Et néanmoins. Mme Feldmann ne me semblait pas être une femme de volonté débile. Comment expliquer une telle contradiction ? Certainement cette contradiction résultait en partie d’un défaut intellectuel. Gaie, franche, candide, bonne, mais pourvue d’une intelligence un tantinet rigide et spéculative, au lieu d’exploiter les faiblesses de son mari, elle les avait jugées avec sincérité, avec sévérité, au tranchant de la logique, et elle avait cru bien faire ainsi, alors qu’au contraire elle tourmentait son mari sans aucun profit ni pour lui ni pour elle. « Si elle avait été un homme, pensais-je, elle serait devenue un théologien, un mathématicien ou un juriste. » Mais une autre difficulté se présenta encore à mon esprit : mari et femme ne s’entendaient guère, cela était évident. Comment donc était-il possible que Mme Feldmann parût n’avoir pas le moindre soupçon de ce désaccord, se flatter de l’illusoire confiance du contraire, et répéter obstinément que son mari était un modèle de tendresse ? Que voulait-elle dire par ces phrases que démentaient d’une façon si flagrante les faits racontés ? Je finis par me demander si cette étrange aventure n’était pas, elle aussi, un effet du trouble mystérieux qui se produit chez tant d’Européens lorsqu’ils ont passé l’Océan. « L’Européen enrichi en Amérique ne peut plus vivre ni en Europe ni en Amérique, m’avait dit, un jour, un riche Italien qui nous avait offert une courtoise hospitalité à Paranà. En Amérique, il est tourmenté par le désir d’aller en Europe ; en Europe, il se trouve mal à l’aise et il veut retourner en Amérique. » Ce déséquilibrement était visible chez Mme Feldmann, qui reprochait si amèrement à l’Amérique ses richesses non raffinées par des siècles de civilisation, et qui ensuite admirait, jusqu’à en offusquer son mari, le plus Américain des Américains, ce Richard Underhill, âme hardie, prime-sautière, mais