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comme tant de savans de la vieille génération ; aussi, tout d’abord, n’avais-je pas douté qu’il raisonnât ironiquement, comme il aimait assez à le faire. Mais ensuite, son raisonnement avait été si sérieux, si serré, presque passionné ! Et pendant six mois je ne l’avais pas revu. S’était-il, lui aussi, comme tant d’autres, converti pendant ce temps-là à la philosophie en vogue ? Mais, au lieu d’exprimer mes doutes, j’exprimai enfin l’opinion qu’il plaisantait.

— Qu’il parle sérieusement ou qu’il se moque de nous, déclara Alverighi, je n’admettrai jamais que les hommes consentent à être plus pauvres quand ils pourraient être plus riches. Vous figurez-vous aujourd’hui un saint François ressuscité ? Il finirait certainement sous la surveillance de la police ou dans une maison de fous !

— Je pense au contraire, objecta Cavalcanti, qu’il y a du bon dans ces idées-là. Mais ce qui me trouble, c’est la théorie de l’intérêt... Intéressée, la beauté ! Intéressée, la vérité ! La vérité aussi ! Sans cesse j’y repense. Je ne réussis pas à m’en convaincre, mais je n’arrive pas non plus à la réfuter.


XIV

Le lundi matin, vers onze heures, je trouvai à tribord l’amiral, Cavalcanti, Alverighi, tous les trois assis sur des fauteuils et déjà occupés à causer sur la discussion de la veille. Cette discussion avait si fort agité leurs esprits que, après une nuit de sommeil, ils en parlaient encore avec une sorte d’émoi. Alverighi disait :

— Que jamais les hommes reprennent l’habitude de voyager à pied, à cheval, en diligence, sur des bateaux à voiles, comme autrefois, et qu’ils reviennent à vivre simplement, non, non, cela n’est pas possible, cela n’est pas imaginable !

— Et pourquoi ? répliquait Cavalcanti, songeur, appuyé au dossier de son fauteuil. Pourquoi l’homme n’aurait-il pas le droit de choisir entre la richesse et la pauvreté, entre le luxe et l’austérité, entre le mouvement perpétuel et la douceur du repos, comme il a le droit de choisir entre le romantisme et le classicisme, entre le spiritualisme et le matérialisme ?...

— Mais savez-vous ce qui arriverait, repartit Alverighi, le jour où les hommes ne voudraient plus se déplacer, travailler et