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jouir sans répit, comme ils font à cette heure ? Le savez-vous ? Les usines se fermeraient, les villes se videraient, les terres elles-mêmes baisseraient de prix...

— Et si les hommes se persuadaient un jour que, de cette façon, ils seraient plus heureux ?

— Après la faillite universelle ?

Cavalcanti ne répondit pas. Ce fut l’amiral qui prit la parole.

— Sans supposer de pareilles catastrophes, dit-il, je considère comme évident qu’aujourd’hui les hommes dépensent et gaspillent trop. Quel besoin ont-ils, par exemple, de courir comme des fous autour de leur planète ? Celui qui court pour courir, je ne l’estime pas plus sage que celui qui s’immobilise pour s’immobiliser. Mais ce que je ne comprends pas, c’est ce que M. Rosetti pense de la science. Eh quoi ? Nous n’aurions pas le droit d’affirmer la loi sublime du progrès ? Nous qui, tranquilles et sûrs aujourd’hui de notre pouvoir, commandons à la nature en lui obéissant, tandis que, il y a trois ou quatre mille ans, nous vivions tremblans de peur et asservis aux génies et aux dieux dont notre imagination avait peuplé l’univers ? Ce changement-là est-il aussi une illusion ? Le ciel n’est-il donc plus qu’un immense théâtre de marionnettes où les hommes, comme de grands enfans, s’amusent à faire danser les planètes selon leur caprice ? Et que signifie encore cette histoire relative au Temps et à l’Espace ?

— Le Temps et l’Espace sont les bords du voile de Maya, répondit Cavalcanti, non sans quelque solennité.

Mais le premier coup de la cloche du déjeuner nous interrompit. A table, nous retrouvâmes Rosetti. L’amiral lui demanda tout de suite d’expliquer quel intérêt pouvait bien pousser les hommes à inventer l’espace et le temps.

— Vous avez certainement étudié la géométrie à l’École navale, répondit Rosetti : mais vous l’avez étudiée pour apprendre à accomplir un certain nombre d’opérations relatives à votre profession, n’est-il pas vrai ? Vous ne l’avez donc pas étudiée avec désintéressement. Du reste, c’est ce qui arrive à presque tout le monde. Cela m’est arrivé à moi-même, tant que j’ai enseigné les mathématiques à Buenos-Aires et que j’ai exercé là-bas la profession d’ingénieur. Mais, à quarante-cinq ans, lorsque je suis rentré en Europe, je me suis mis à étudier,