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mais je sais, hélas ! combien il a de peine à aimer tout ce qui n’est pas elle. Jusqu’à ton arrivée, mes plus tendres soins lui seront prodigués. Alors nous ferons des plans pour l’avenir.

Elle espérait, en effet, qu’elle pourrait arracher son père a la Suisse. Mais elle ne tarda pas à se convaincre que M. Necker, qui garda trois mois à Beaulieu le cercueil de sa femme en attendant que le petit monument funèbre qu’il faisait construire pour elle à Coppet fût élevé, ne consentirait pas à s’éloigner de la demeure dernière où il la déposerait et où il voulait être réuni à elle un jour.

Il attache, écrit-elle, au tombeau de ma mère le même genre de superstition et d’empire qu’elle avait elle-même pendant sa vie. J’espère qu’il s’entourera de manière à être heureux en Suisse, puisqu’il paraît vouloir s’y fixer à jamais.

Aussi, bien que, peu de temps auparavant, exaspérée par les persécutions dirigées contre elle à propos de ses amis Mathieu et Jaucourt, elle eût déclaré à son mari que, s’il voulait qu’elle vécût, il fallait la sortir de cet enfer, et que, sans hésiter un moment, elle préférerait la mort, « oui la mort, à un an de plus, » bien qu’elle continuât de désirer l’Italie, l’Amérique, « un autre monde pour être plus loin de celui-ci, » elle se résignait à demeurer auprès de son père, et ne cherchait plus à tromper son désespoir et son oisiveté qu’en continuant, comme je l’ai également raconté, à faire évader de Paris et de France, pour leur procurer un asile en Suisse, les amis qui lui étaient demeurés chers[1].

Lorsque le régime sanguinaire de la Terreur prend fin par la mort de Robespierre, son cœur renaît cependant peu à peu à l’espoir. Au premier moment, la réaction thermidorienne lui avait inspiré peu de confiance, « La nouvelle révolution qui vient d’arriver en France, écrivait-elle, a mis des scélérats pour leur intérêt à la place d’un scélérat par le pur amour du crime. » Mais, peu à peu, elle reprend confiance ; elle fait des vœux pour le triomphe de la Convention contre les mouvemens populaires ; mais, contre les factions et contre les hommes sanguinaires qui l’ont si longtemps dominée, elle a soif d’une vengeance qui ne serait que de la justice. Bientôt elle fera aussi des vœux pour les armées françaises aux prises avec les armées autrichiennes ou russes. « Je suis Française, ah ! Française, écrira-t-elle

  1. Le salon de Mme Necker, t. II, p. 239 et suivantes.