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de Louis XIV et l’amère faillite de celui de Louis XV[1] ?

Le gouvernement fut coupable ; mais l’opinion publique a aussi, comme il arrive presque toujours dans les catastrophes nationales, sa part de responsabilité. Le Roi objecte toujours à ses agens militaires et civils qu’il dépense trop au Canada, — lui qui trouvait de l’argent pour d’autres dépenses assurément moins honorables et moins urgentes. Mais, devant le pays lui-même, le Canada n’a pas une « bonne presse. » On répète à satiété la niaise formule, inventée par les politiques à courte vue : « La colonie coûte plus qu’elle ne rapporte. » Les publicistes, les journalistes, les encyclopédistes, tous ceux qui tranchent du sort de l’Univers au coin de leur feu et selon le caprice de leurs médiocres passions, ont décidé qu’il n’y avait rien à faire avec le Canada. Voltaire donne le ton : « Nous avons eu l’esprit de nous établir au Canada sur des neiges, entre les ours et les castors. » Il supplie « à genoux » Chauvelin « de nous débarrasser du Canada (1760). » Il se félicitera, dans son Précis du règne de Louis XV, d’avoir travaillé à l’abandon de cette colonie : « On a perdu en un jour quinze cents lieues de terrain. Ces quinze cents lieues étant des déserts glacés, n’étaient peut-être pas une grande perte. Le Canada coûtait beaucoup et rapportait peu[2]. » Comme Voltaire n’est pas, en principe, anti-colonial et qu’il se montre très favorable à la Louisiane, on peut se demander si cette campagne en règle contre le Canada ne fait pas corps avec la campagne générale contre l’Église et les Jésuites dont l’influence avait été si longtemps prépondérante dans la Nouvelle-France.

Passons condamnation sur Voltaire ; Montesquieu, le sage Montesquieu n’est pas beaucoup plus avisé : il blâme la colonisation des pays lointains, qui lui semble être « une des causes du dépeuplement que l’on constate en Europe depuis l’époque romaine. »

Guillaume Raynal, l’auteur de l’Histoire philosophique des

  1. H. Garneau cite l’appréciation de Tocqueville sur l’administration de Louis XIV : « Quand je veux juger l’esprit de l’administration de Louis XIV et ses vices, c’est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la difformité de l’objet comme dans un microscope... Au Canada, pas l’ombre d’institutions municipales et provinciales, aucune force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle qu’avaient ses pareils en France... une administration voulant tout faire de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l’en séparent. » Appendice 196, p. 85.
  2. Sur la campagne des philosophes contre le Canada, voir les textes réunis par Salone, p. 429.