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contraste, au milieu des discordes, des guerres, des ruines, du désordre. A vingt-deux ans, — quelle honte ! — j’avais déjà été tour à tour vériste et romantique, mystique et matérialiste, bigot et athée, monarchiste et socialiste : tout cela capricieusement, selon la mode européenne, non par amour d’une doctrine, mais par esprit de contradiction, par vanité, par haine du système contraire et des personnes qui le professaient, par fureur de me pousser dans le monde, d’agripper quelque emploi lucratif ou de faire parler de moi. La guerre est le principe de toutes les choses, disait, je crois, Héraclite. Mais l’Argentine m’a guéri. Devant ce paisible océan de plaines sans limites qui étendent d’un horizon à l’autre la divine tranquillité de leur verdure, tout en semant, en moissonnant, en vendangeant, en fauchant, je commençai enfin à réfléchir, après avoir si follement étudié. A quoi bon se ronger le cœur, mentir, s’imposer toute sorte de privations, commettre toute sorte de perfidies ? à quoi bon se déchirer les uns les autres et se disputer atrocement l’empire de mots, de souffles de voix, de paroles sans signification, d’opinions aussi changeantes que les nuages, comme si c’étaient les lambeaux d’un royaume, tandis qu’il reste tant de plaines intactes où l’on pourrait enfoncer la charrue ? Y a-t-il dans la vie une entreprise plus noble que celle de produire de la richesse, c’est-à-dire des biens, des choses qui sont bonnes par définition, qui servent à tout le monde, qui procurent à tout le monde le bonheur, le contentement, l’aisance, le plaisir, la sécurité ? Qu’a donc rêvé l’homme, depuis l’origine des temps, si ce n’est le Paradis terrestre, la Terre promise, le Jardin des Hespérides, l’Age d’or, l’Arabie heureuse : — toujours la même chose sous des noms divers : l’empire de la nature et l’abondance ! Et le grand mythe ne se réalise-t-il pas enfin au delà de l’Océan, dans ces pays miraculeux où il suffit d’une plante, — l’alfalfa, ou le blé, ou le café, ou le lin, — pour qu’en peu d’années, ainsi que dans la fable, un mendiant comme je l’étais alors devienne millionnaire, pour qu’un désert et un village se transforment en une cité splendide et en un Etat florissant, comme c’est le cas de São Paulo du Brésil ? Et comment est-il possible que l’Europe ne veuille pas comprendre cela ou semble même l’ignorer ? et qu’elle continue à être furieuse, à exécrer, à excommunier, à maudire, à machiner des tourmens et des violences et à estropier des milliers de jeunes esprits, pour décider si le