Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 15.djvu/15

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avait fait expulser, comme bouches inutiles, tous les étrangers résidant à Rome, même les professeurs. La famine y était un mal endémique. Et puis ce peuple de fainéans était toujours affamé. La goinfrerie et l’ivrognerie des Romains excitaient l’étonnement et aussi la répulsion des races sobres de l’Empire, des Grecs comme des Africains. On mangeait partout, dans les rues, au théâtre, au Cirque, autour des temples. Le spectacle était tellement ignoble et l’intempérance publique si scandaleuse que le préfet Ampélius dut rendre un arrêté interdisant, aux gens qui se respectaient, de manger dans la rue, aux marchands de vin d’ouvrir leurs boutiques avant dix heures du matin et aux vendeurs ambulans de débiter de la viande cuite avant une heure déterminée de la journée. Mais ce fut peine perdue. La religion elle-même encourageait cette gloutonnerie. Les sacrifices païens n’étaient guère que des prétextes à ripailles. Sous Julien, qui abusait des hécatombes, les soldats s’enivraient et se gorgeaient de viandes dans les temples, d’où ils sortaient en titubant : des passans, réquisitionnés de force, devaient les transporter sur leurs épaules jusqu’à leurs casernes respectives.

Pour comprendre l’austérité et l’intransigeance de la réaction chrétienne, il importe de se rappeler tout cela. Ce peuple de Rome, comme tous les païens en général, était effroyablement matériel et sensuel. La difficulté de s’affranchir de la matière et des sens sera le plus grand obstacle qui va retarder la conversion d’Augustin. Et pourtant, lui, il était un intellectuel et un délicat ! Que penser de la foule ? Ces gens-là ne songeaient qu’à boire, à manger et à faire la débauche. Quand ils sortaient de la taverne ou du bouge, ils n’avaient pour s’exalter que les obscénités des mimes, les culbutes des cochers dans le Cirque, ou les boucheries de l’amphithéâtre. Ils y passaient la nuit sous les vélums tendus par l’édilité. Leur passion pour les courses de chevaux et pour les gens de théâtre, bien que refrénée par les empereurs chrétiens, se perpétua jusqu’après le sac de Rome par les Barbares. Au moment de la famine, qui fit expulser les étrangers, on excepta de cette proscription en masse trois mille danseuses, avec leurs choristes et leurs chefs d’orchestre.

L’aristocratie ne montrait pas des goûts beaucoup plus relevés. A part quelques esprits cultivés, sincèrement amoureux des lettres, le plus grand nombre ne voyait dans la pose littéraire qu’une élégance facile. Ceux-là s’engouaient d’un auteur inconnu,