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trésors de Dieu, et pourquoi exclure la graisse dorée d’un jambon, ou le jaune d’un œuf ? Pourquoi la blancheur de la laitue leur proclame-t-elle la Divinité, et pourquoi celle de la crème ne leur dit-elle rien du tout ? Et pourquoi cette horreur des viandes ? Car enfin, le cochon de lait rôti nous offre une couleur brillante, une odeur agréable et un goût appétissant, — indice parfait, selon eux, de la présence de la Divinité… » Une fois lancé sur ce thème, la verve d’Augustin ne s’arrêtait plus. Il se laissait même aller à des plaisanteries dont le goût aristophanesque offenserait les pudeurs modernes.

Ces argumens, à vrai dire, n’entamaient pas le fond de la doctrine, et, s’il convient de juger une doctrine d’après ses œuvres, les manichéens pouvaient se retrancher derrière l’austérité de leur morale et de leur conduite. En face du catholicisme plus accommodant, ils affichaient une intransigeance de puritains. Cependant, à Carthage, Augustin s’était rendu compte que cette austérité n’était, la plupart du temps, qu’hypocrisie. À Rome, il fut complètement édifié.

Les Élus de la secte se prévalaient fort de leurs jeûnes et de leur abstinence des viandes. Or il devenait manifeste que ces dévots personnages, sous de pieux prétextes, se crevaient littéralement de bombances et d’indigestions. Selon leur croyance, en effet, l’œuvre pie par excellence consistait à délivrer des parcelles de la Lumière divine emprisonnée dans la matière par l’artifice du Dieu des Ténèbres, Étant les Purs, ils purifiaient la matière, en l’absorbant dans leur corps. Manger, c’était délivrer de la Lumière. Les fidèles leur apportaient des provisions de fruits et de légumes, leur servaient de véritables festins, afin qu’en les mangeant ils missent en liberté un peu de la substance divine. Évidemment, ils s’abstenaient de toute chair, — la chair étant l’habitacle du Dieu ténébreux, — et aussi du vin fermenté, qu’ils appelaient « le fiel du Diable. » Mais comme ils se dédommageaient sur le reste ! Augustin s’égaie fort de ces gens qui croiraient pécher, s’ils prenaient, pour toute nourriture, un petit morceau de lard aux choux arrosé de deux ou trois gorgées de vin pur, mais qui se font servir, dès trois heures de l’après-midi, toute espèce de fruits et de légumes, et les plus exquis, et relevés d’abondantes épices (les épices passaient, chez les manichéens, pour très riches en principes ignés et lumineux). Puis, le palais enflammé par le poivre, ils se désaltéraient