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largement avec du vin cuit ou miellé, des jus d’oranges, de citrons ou de raisins. Et ils réitéraient ces agapes à la tombée de la nuit. Ils avaient une préférence pour certains gâteaux, et surtout pour les truffes et les champignons, légumes plus spécialement mystiques.

Un tel régime mettait la gourmandise humaine à une rude épreuve. Maints scandales éclatèrent dans la communauté de Rome. Des Élus se rendirent malades, en dévorant des quantités prodigieuses de mets qu’on leur avait apportés à purifier. Comme il était sacrilège d’en laisser perdre, les malheureux se forcèrent à engloutir le tout. Il y eut même des victimes : des enfans, bourrés de friandises, moururent étouffés. Car les enfans, créatures innocentes, étaient considérés comme doués de vertus purificatrices toutes particulières.

Augustin commençait à s’indigner de ces extravagances. Pourtant, ces folies mises à part, il continuait à croire à l’ascétisme des Élus, ascétisme si rigoureux que le commun des fidèles jugeait impossible de le mettre en pratique. Et voici qu’il apprenait d’étranges choses sur l’évêque Faustus, ce Faustus qu’il avait attendu à Carthage comme un Messie. Le saint homme, tout en prêchant le renoncement, s’accordait à lui-même bien des douceurs : il couchait sur la plume, ou sur de moelleuses couvertures en poil de chèvre. Et ces puritains n’étaient même pas intègres. L’évêque manichéen de Rome, ce rustre qui avait si fort déplu à Augustin, allait être convaincu d’avoir volé la caisse commune. Enfin des rumeurs circulaient, accusant les Elus de se livrer à des abominations dans leurs réunions secrètes. Ils condamnaient le mariage et la génération, comme œuvres du Diable, mais ils autorisaient la fornication et même, disait-on, certaines pratiques contre nature. Ce fut, pour Augustin, la désillusion suprême.

Malgré cela, il ne se sépara point ouvertement de la secte. Il restait à son rang d’auditeur dans l’Église manichéenne. Ce qui l’y retenait, c’étaient des considérations spécieuses d’intellectuel. Avec sa distinction des deux substances, le manichéisme lui offrait une solution commode du problème du mal et de la responsabilité humaine. Ni Dieu ni l’homme n’étaient responsables du péché ni du mal, puisque c’était l’autre substance, celle des Ténèbres, qui les accomplissait dans l’homme et dans le monde. Augustin, qui continuait à pécher, continuait aussi à se trouver