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trop jeune : il ne pouvait l’épouser avant deux ans. Comment patienter jusque-là ? Augustin n’hésita pas ; il prit une autre maîtresse.

Ce fut le châtiment pour Monique, cruellement déçue dans ses pieuses intentions. En vain espérait-elle beaucoup de bien de ce mariage tout proche, le silence de Dieu lui témoignait qu’elle faisait fausse route. Elle implorait une vision, un signe qui l’avertit sur les suites de cette union projetée : elle n’était point exaucée.

« Ainsi, dit Augustin, mes péchés se multipliaient. » Mais il ne se bornait pas à pécher, il induisait les autres en tentation. Même en matière matrimoniale, il fallait qu’il fit des prosélytes. C’est ainsi qu’il endoctrina le bon Alypius. Celui-ci se gardait chastement des femmes, bien que, dans sa première jeunesse, il eût goûté, pour faire comme tout le monde, aux plaisirs de l’amour : il n’y avait trouvé aucun agrément. Mais Augustin lui vantait, avec une telle chaleur, les délices conjugales, qu’il eut envie d’en tâter, lui aussi, « vaincu non par l’attrait de la volupté, mais par la curiosité.» Le mariage, pour Alypius, serait une sorte d’expérience philosophique et sentimentale.

Voilà des expressions toutes modernes, pour traduire des états d’âme bien vieux. Au fond, ces jeunes gens, amis d’Augustin et Augustin lui-même, ressemblent d’une manière saisissante à ceux d’une génération déjà distancée, hélas ! et qui conserveront probablement, dans l’histoire, le nom présomptueux qu’eux-mêmes se sont donné : les intellectuels.

Comme nous, ces jeunes latins d’Afrique, élèves des rhéteurs, et des philosophes païens, ne croyaient guère qu’aux idées. Très près d’affirmer que la vérité est inaccessible, ils n’en pensaient pas moins que sa vaine poursuite est un beau risque à courir, à tout le moins, un jeu passionnant. Ce jeu faisait, pour eux, toute la dignité et toute la valeur de la vie. Bien qu’ils eussent des accès d’ambition mondaine, en réalité, ils méprisaient tout ce qui n’était pas la pure spéculation. A leurs yeux, le monde était laid, l’action dégradante. Ils se renfermaient dans l’idéal jardin du sage, le « coin du philosophe, » comme ils disaient, et, jalousement, ils en bouchaient toutes les ouvertures, par où la réalité blessante eût pu leur apparaître. Ce qui les distingue de nous, c’est qu’ils avaient beaucoup moins de