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tendances qui dominent aujourd’hui dans la société religieuse et civile. Comptez toujours sur mon amitié reconnaissante. Parlez-moi de vos fils dont l’avenir m’intéressera toujours... Adieu, croyez-moi toujours à vous.


Paris, ce 31 mars 1868,

Très chère Comtesse, vous me pardonnerez, j’en suis sûr, d’avoir si longtemps tardé à vous remercier de votre lettre du 16 octobre. Il m’était fort pénible de vous écrire autrement que de ma propre main, et jusqu’en ces derniers temps, j’ai toujours été obligé de dicter. Maintenant je puis un peu écrire, mais bien peu, étant obligé de rester presque toujours couché et n’ayant pu apprendre à me servir de ma plume dans cette position. Avec le mois d’avril commencera la troisième année de cette cruelle maladie. Après mon opération en mai 1866, M. Nélaton me disait que j’en avais encore pour trois mois, de sorte que je ne puis pas ajouter grande foi à ses prédictions lorsque je l’entends me dire que je serai guéri probablement dans un an.

Du reste, le bon Dieu m’a fait la grâce de m’habituer à l’état où je suis tombé. Je ne souffre pas beaucoup ; seulement, ma vie est une défaillance continuelle ; je n’ai plus la force de travailler à quoi que ce soit. Quand je me portais bien, j’aimais surtout l’indépendance et l’activité, et c’est précisément par là que je suis frappé, étant réduit à une oisiveté à peu près complète et surtout à la dépendance la plus humiliante dans toutes les circonstances de la vie. C’est ainsi que Dieu se plaît à éprouver ses créatures pour leur bien, je le sais, et m’y résigne de mon mieux. Quoique je ne sois qu’un bien petit chrétien, j’espère l’être assez pour comprendre qu’il est bon de souffrir ici-bas. Puis je sais aussi qu’il y a beaucoup d’autres personnes encore plus à plaindre que moi, atteintes d’infirmités beaucoup plus cruelles et surtout plus prématurées. Pour moi, j’étais déjà mort politiquement et socialement avant d’être malade. Si j’avais été atteint il y a vingt ans comme je le suis maintenant, j’aurais peut-être été inconsolable ; mais, à vrai dire, depuis 1852, je n’ai plus fait que végéter.

Ce qu’il y a de plus triste dans mon état, c’est le sombre qui en résulte pour mes pauvres filles qui grandissent au milieu des ennuis et des gémissemens d’une infirmerie. Madeleine, qui va bientôt avoir dix-neuf ans, et que sa mère ne veut ou ne peut