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Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 18.djvu/32

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sera bientôt écoulée depuis les trois heureux jours que j’ai passés sous votre toit ; mais l’impression de ce bonheur si court n’est point affaiblie dans mon cœur, et sans avoir le droit de croire plus qu’un autre à la perpétuité des émotions ou des affections humaines, je me figure que l’absence, même la plus prolongée, ne nous rendra plus étrangers l’un à l’autre. J’ai donc bien prié pour vous à la Messe ce matin, et je voudrais pouvoir me dire que vous avez eu une pensée pour moi devant Dieu, en ce jour où vous avez été certainement encore plus en sa présence que de coutume. Mais vous êtes à Rome, entourée de mille objets plus intéressans les uns que les autres et de mille amis ecclésiastiques et laïques, et moi, au contraire, je vous écris du sein de la solitude la plus complète, d’un vieux petit château du Brabant où est le meilleur des parens de ma femme et où elle a elle-même des biens. Sous prétexte de visiter ces biens et à l’occasion de l’enterrement d’une tante, très vénérable et même très aimable, que nous venons de perdre, je suis venu m’enfermer tout seul dans ce vieux manoir, qui a un cloître comme un couvent et où je me plais infiniment, au moins pour quelque temps. Je pense comme M. de Tocqueville qu’on est très bien à la campagne, — surtout chez les autres, — car chez soi, on y est très tracassé et très souvent ennuyé par les voisins et les visiteurs. Vous devez en savoir quelque chose, chère Comtesse, dans votre bel Appony, où j’ai été si bien chez vous, mais dont le gouvernement ne doit pas être sans fatigue et sans difficulté. A propos d’Appony, je vous dirai que j’ai vu chez le Duc de Galliera, pendant leur court séjour, à Paris, le Comte Rodolphe votre beau-frère et son agréable femme[1]. Je les rencontrerais avec plaisir en Angleterre, où je compte aller, dès que ma charge de Directeur de l’Académie française sera terminée : cette dignité me vaut l’ennui d’avoir à faire un discours fastidieux et inutile sur les prix de vertu ! et me retiendra à Paris jusqu’à la fin de juin. Ce n’est pas sans un vrai chagrin que j’ai dû renoncer au bonheur de vous revoir ce printemps à Paris, mais je ne comprends que trop bien et j’approuve tout à fait les motifs qui vous ont retenue à Rome, et vous envie le vif intérêt que doit présenter en ce moment le séjour de cette ville unique.

Tout annonce que ce sera pour la dernière fois, de bien longtemps

  1. Née comtesse Benchendorff.