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conviction qu’il m’aime encore et m’aimera toujours, non certes parce que je l’ai mérité, mais parce que c’était chez lui une habitude de retenir assidûment ceux qu’il avait pris pour siens, et que moi, pendant quarante ans et davantage, j’ai été à lui. » Toute l’âme de Boccace revit dans ces paroles ; et pareillement nous la retrouvons tout entière dans une lettre du conteur au poète qui doit avoir été traduite déjà à plus d’une reprise, mais que je ne puis m’empêcher de citer à mon tour, en modeste commémoration du sixième centenaire de la naissance de Boccace :


Afin de te voir, ô maître admirable, je suis parti le 24 mars de Certaldo pour Venise, où tu étais alors : mais à Florence, les pluies continuelles, et les dissuasions de mes amis, et la crainte des dangers du voyage, mise en moi par des gens qui revenaient de Bologne, m’ont arrêté si longtemps que, pour mon très grand dommage, je suis arrivé à Venise après que déjà tu avais dû t’en aller à Pavie... En chemin, voici qu’à mon extrême joie, j’ai inopinément rencontré ton gendre François ! Après de joyeux et amicaux saints, après avoir appris que tu te portais bien et recueilli encore maintes autres agréables nouvelles à ton sujet, je me suis mis à considérer la haute figure de ton gendre, son visage calme, ses paroles posées, ses douces manières ; et, du premier coup d’œil, j’ai loué ton choix. Mais, en vérité, quelle chose tienne ou faite par toi ne louerais-je pas ? Enfin, m’étant à regret séparé de ton gendre, dès l’aube du jour j’ai sauté dans ma petite barque et me suis remis en route vers le rivage vénitien... Mais, arrivé là, je n’ai pas cru devoir accepter l’offre que très généreusement tu m’offrais dans ta lettre. Que si même il n’y avait eu là aucun de mes amis pour accueillir l’étranger, je serais allé loger dans une auberge, plutôt que de demeurer chez ta fille Tullia en l’absence de son mari. Et cela parce que, s’il est sûr qu’en cette affaire et en maintes autres tu connais ma loyauté envers tout ce qui t’appartient, les autres risqueraient de ne point la connaître ; et bien que, sans parler même de ma loyauté, ma tête blanche et mon âge avancé et mon corps alourdi par l’excès de graisse auraient eu de quoi réduire beaucoup les soupçons, cependant j’ai jugé à propos de m’abstenir, pour empêcher l’ombre d’une médisance...

Du moins n’ai-je point manqué d’aller saluer ta Tullia, aussitôt après m’être un peu reposé. Et voici que ta fille, dès qu’elle a appris mon arrivée, voici qu’elle est venue à ma rencontre, toute joyeuse comme si c’était toi qui fusses de retour ! Enflammée d’abord d’une louable rougeur, à peine avait-elle levé les yeux sur moi que, avec un mélange charmant de modestie et d’affection filiale, elle a couru m’embrasser. Dieu bon, tout de suite j’ai compris l’ordre reçu et ai reconnu la confiance, et me suis profondément réjoui d’être ainsi des tiens. Puis, après quelques mots échangés sur les sujets habituels, nous sommes allés nous asseoir dans ton petit jardin, en compagnie de quelques amis. Là, en des termes à la fois calmes et explicites, et toujours conservant sa gravité de matrone, ta fille m’a offert la maison, les livres, et toutes tes choses. Et voici que, pendant ces offres, j’ai