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vu s’approcher, d’un pas plus modeste qu’il seyait à son âge, ta petite-fille Eletta, ma bien-aimée, et voici qu’avant de savoir qui j’étais, elle s’est mise à me regarder en riant ! Et moi, non seulement avec plaisir, mais avec une avidité passionnée je l’ai prise dans mes bras, m’étant imaginé, à première vue, que c’était l’enfant que j’avais eue moi-même. Que te dirai-je ? si tu ne me crois pas, accorde croyance au médecin Guillaume de Ravenne et à notre Donato, qui se trouvaient là ! Sois persuadé que ton Eletta a tout à fait le même aspect que celle qui, naguère, était mon Eletta ; le même rire, la même joie dans les yeux, et la même allure dans toute la petite personne, encore bien que ma fille fût un peu plus grande, en raison de la supériorité de son âge, puisqu’elle touchait à sa cinquième année et demie lorsque je l’ai vue pour la dernière fois[1]. En outre, si seulement ma fille avait parlé avec le même accent, elle m’aurait dit les mêmes paroles, de la même façon simple et naturelle. Nulle autre différence, sinon que ton enfant est blonde, tandis que la mienne avait les cheveux châtains. Hélas ! au plus fort de mes embrassemens, chaque souvenir de l’enfant qui m’a été ravie me faisait monter aux yeux des larmes qui, enfin, se sont changées en sanglots... Et quant à ton François, si je voulais t’en rapporter tout le bien que j’en ai pensé, ma plume n’y suffirait pas... Aussi ne te décrirai-je pas les fréquentes visites qu’il m’a faites après son retour, et tous les repas dont il m’a honoré, et avec quel regard tendrement heureux. J’ajouterai pourtant que, si tu ne le sais point, ledit François, connaissant ma pauvreté, le soir de mon départ de Venise m’a emmené dans un endroit retiré de la maison, et puis, saisissant mon petit bras avec ses mains de géant, il a fait si bien que, malgré moi et tout en rougissant, j’ai dû me réjouir de sa noble libéralité. Après quoi, il s’est quasi échappé avec un tendre salut, me laissant me condamner de tout mon cœur pour avoir toléré qu’il me fit ce présent. Puisse Dieu lui en rendre l’échange qu’il mérite !


L’auteur de cette lettre admirable est né, comme l’on sait, à Paris, il y a tout juste six cents ans, et, selon toute probabilité, d’une mère française[2]. Mais bien que ses biographes n’aient peut-être pas tiré de cette origine demi-française du conteur toutes les conclusions qu’elle pourrait leur offrir, il n’en reste pas moins certain que jamais Boccace

  1. Il s’agit d’une fille naturelle de Boccace, appelée Violante, et dont l’histoire nous demeure toujours assez mystérieuse. (Voyez, sur cette petite Violante, l’étude publiée en 1911 par M. Hauvette, dans le Bulletin Italien de la Faculté des Lettres de Bordeaux.)
  2. La naissance parisienne de Boccace, longtemps contestée, est aujourd’hui admise à peu près universellement. Mais M. Hauvette, dans la susdite livraison du Bulletin Italien de la Faculté des Lettres de Bordeaux, a soutenu que la naissance du conteur pouvait fort bien dater seulement des premiers mois de l’année 1314, — en raison de l’ancienne division de l’année florentine. Cette affirmation de notre éminent compatriote vient d’être, me semble-t-il, définitivement réfutée par M. Torraca : à plusieurs reprises, en effet, Boccace lui-même nous laisse deviner que, comme son cher maître Pétrarque, il avait coutume de faire commencer l’année au 1er janvier. Lorsque, par exemple, le conteur se disait plus jeune « de neuf ans » que Pétrarque, cela signifiait bien qu’il était né avant le 1er janvier 1314.