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A Cinqueux, un des piliers de l’église avait cédé. A défaut d’argent, un peu de bonne volonté et quelques fortes sapines habilement placées auraient tiré d’embarras. La municipalité préféra appeler un capitaine, un sous-officier et six sapeurs du 1er régiment du génie, pour faire sauter le clocher. Il y fallut trois charges successives de mélinite, de cinq à six kilos chacune. Et maintenant, dans la nef crevée et béante, le passant aperçoit avec stupeur les vitraux et les boiseries Renaissance en miettes, les autels renversés, les statues brisées. On a procédé légalement, sans doute. Mais « légalement » est un adverbe robuste ; il supporte bien des fortunes. Les siècles, les tempêtes, la Jacquerie, les guerres des Anglais, les révolutions avaient désolé Cinqueux en épargnant sa vieille église romane et son clocher du XIe siècle, un des plus anciens de France. La légalité s’est chargée d’en venir à bout[1].

Quel peut être l’état d’esprit de M. Triboulet de Grisy-Suisnes et de tous ces maires de Cinqueux, d’Arthonnay, de Saint-Maurice-Thizouaille, de Noé, de Taingy et autres lieux que les journaux ou mes correspondans signalent ? On s’en fait une idée par une lettre que l’un de ces vandales adresse au Touring-Club. Cette grande et utile association informée que la municipalité de Voix, dans les Basses-Alpes, voulait abattre une chapelle romane, bien placée et de bon style, a fait, dans l’intérêt public, une démarche auprès du maire. Ah ! la jolie réponse qu’elle s’est attirée. C’est un document effroyable.

« Monsieur, lui répond ce maire, j’ai l’honneur de vous informer qu’en effet... les dispositions sont prises afin de faire s’effondrer la vieille chapelle avec quatre cartouches de dynamite... Elle est, comme vous le dites, un patrimoine de nos ancêtres, mais elle nous rappelle des époques où nos pères ont dû subir le joug d’un clergé autoritaire et cruel. Songez donc, elle date, paraît-il, du XIIe siècle ; elle a vécu à l’époque de l’Inquisition, de la Saint-Barthélémy et des Dragonnades, etc.[2]. »

Seigneur, pourquoi les faites-vous si bêtes ?

« Sa stupidité m’attire, » murmure le saint Antoine de Flaubert

  1. Essai sur la paroisse de Cinqueux, par Amédée Baudry, secrétaire de la Société archéologique de Clermont. — La mort du clocher de Cinqueux, par Mme et M. Léon Houdart, membres du Comité archéologique de Noyon.
  2. Lettre de M. le maire de Voix à M. le président du Comité des sites et monumens pittoresques du Touring-Club. (Journal des Débats du 2 février 1906)