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me battit aux tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire et de la beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui était un homme injurieux et laid, m’en tira brusquement en me donnant un pensum pour ne m’être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre, j’avais vu Cléopâtre (La Vie littéraire, t. IV, p. 129).


Voyez-vous comme, chaque fois, la scène se reconstitue avec une exacte et vivante précision dans sa pensée ? Sa vision d’autrefois renaît devant les yeux de son âme aussi nette, aussi émouvante qu’au premier jour, et il n’a qu’à en noter scrupuleusement tous les détails pour la faire surgir à nos regards. Et en même temps, voyez-vous comme les images, même celles qui sortent des livres, agissent sur cette organisation d’artiste ? Il s’y livre, si l’on peut dire, corps et âme. C’est une sensation qui entre en lui, qui s’empare de tout son être, même physique, contre laquelle il se garde bien de réagir, à laquelle il s’abandonne passionnément, comme pour épuiser toute la volupté qu’elle recèle. Et c’est ce frémissement voluptueux, c’est cet ébranlement sensuel qu’il réussit à faire passer dans ses phrases, et qui donne à ses meilleures pages « cette efflorescence » que Sainte-Beuve goûtait déjà dans Balzac. « Chateaubriand, a dit bien joliment M. Charles Maurras, communique au langage, aux mots, une couleur de sensualité, un goût de chair. » J’en dirais volontiers autant de M. Anatole France.

Cet artiste n’est d’ailleurs pas uniquement un artiste. Il ne faudrait assurément pas le travestir en philosophe, ni même en un grand penseur : il n’a pas créé de système, et il est difficile de lui assigner, dans l’ensemble des théories contemporaines, une idée dont il soit proprement l’inventeur. Mais il a touché à beaucoup de questions, au moins incidemment ; il a exprimé avec une vivacité originale, parfois avec profondeur, presque toujours avec un rare bonheur, les conceptions qui avaient cours autour de lui, et il est fort remarquable que ses pages les plus concrètes, les plus poétiquement descriptives, ne sont pas uniquement plastiques ; elles ont, à chaque instant, comme des échappées sur le monde des idées abstraites. Il est donc possible, et il est légitime, plus même que pour d’autres écrivains, de scruter ses tendances maîtresses et de définir l’attitude générale de sa pensée.

Rien de plus malaisé, semble-t-il au premier abord. Peu d’esprits passent pour être plus difficilement saisissables, et il